Billet de blog 1 décembre 2015

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Lettre de Norma à sa petite-fille Léa...

Le souvenir est un produit du corps, quelque chose de sensuel, une odeur, une lumière, un son suffit à le ramener dans les filets de la mémoire, cette nacelle où l’on engrange ce qui nous est utile comme ce qui ne nous l’est pas, mais qui n’est pas non plus ce que l’on est.

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Illustration 1
Fan Ho, photographe chinois - Hong Kong, années 50

... "Mes premiers souvenirs conscients remontent à quand j’avais un an. Je titubais plutôt que je ne marchais et la main de ma mère était rarement dans la mienne. On s’échappait déjà l’une de l’autre, on s’évitait. J’avais la certitude que rien ne pouvait m’arriver, je n’étais pas de ce monde, j’avais le souvenir ancré dans un autre, plus jouissif, plus amoureux, plus lumineux. Mon frère était debout sur une balançoire face à un soleil hivernal, avec un autre garçonnet dont j’ai toujours su le prénom, Michel. J’étais persuadée qu’à me tenir derrière eux, la balançoire me traverserait. Je n’étais qu’une inconsistance, une illusion posée là par hasard. Un choc, une chute, un évanouissement, puis une bosse grosse comme un caillou, furent mon premier contact avec la matérialité. Mais à cet âge-là, on est philosophe, je ne m’en alarmais point. L’essai était seulement raté. Le second souvenir est lié à une trottinette en bois que mon père m’avait fabriquée, ses roues étaient rouges cerclées de bleu. J’en fis très peu. Elle était rangée dans une cabane au fond du jardin, un terrain à l’abandon dont les herbes hautes me paraissaient dissimuler tant de menaces impalpables que j’y ai renoncé. Elle est devenue un trophée inaccessible et la mesure confuse de la peur, celle qui même embryonnaire, m’acculait à moi-même. Ma première démission, ma première lâcheté. Je me souviens également de la maison, un ancien dispensaire militaire, avec dans l’entrée encore quelques urinoirs en émail blanc où ma mère avait placé des plantes, toutes les mêmes, qu’elle appelait des pattes de crabe et qu’elle affectionnait pour ne demander aucun soin. Et de mon père surgissant une nuit dans la chambre où je dormais avec ma sœur - je n’avais pas encore deux ans - rampant sur mon lit et imitant dans un élan de tendresse, du moins je le suppose, ce que je pris pour le feulement d’un tigre. Ma sœur s’enfuit en hurlant. Je restai là, terrorisée, les yeux rivés sur un cadre qui représentait un bouquet de pensées violettes et jaunes, mouchetées de noir, dans lesquelles je vis se dessiner le visage griffé d’une moustache de mon grand-père paternel, celui qui dissimulait comme un bon tour à jouer, un torchon derrière son dos et me demandait de tirer la langue qu’il attrapait vivement pour l’étirer ensuite en petits coups secs, les doigts planqués en pince dans le tissu râpeux. À chaque fois, je me faisais avoir ! Je me souviens encore de la rugosité du tissu et de la sécheresse qui enveloppait ma langue endolorie. Je le haïssais. Les adultes soupçonnent rarement pourquoi les enfants cessent de les aimer. Il y a aussi ce soldat, toujours à la même époque, qui nous appelait ma sœur et moi en nous tendant des biscuits secs, de ceux qu’autrefois on servait avec les boules de glaces et qui vous donnent la sensation d’avoir la bouche remplie de poussière. Je la suppliais de ne pas y aller, je la retenais, la tirais par la manche, mais elle était plus grande que moi. Non pas tant parce que je n’ai jamais aimé ces gâteaux, mais je savais que ce type voulait autre chose, quelque chose de sexuel. Je ne pourrais te l’expliquer. Une certitude, une intuition, de la prescience, appelle cela comme tu veux. Je suppose d’ailleurs que cela doit quelque peu agacer mon hôte toutes ces choses que nous trimballons tous avec nous comme des mesures anthropométriques de notre normalité. Tout compte fait, on est plus structuré par l’inaperçu, l’entreperçu serait plus exact, que par le traumatique !"

Extrait de Alzheimer... Même toi, on t'oubliera - où Norma, aux prémices de sa maladie, écrit une longue lettre à sa petite fille Léa...

Une métaphore de cette maladie qui "signe" notre époque...

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