Billet de blog 3 janvier 2014

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Je me souviens du subcomandante Marcos

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Soudain l'eau que l'on croyait limpide se trouble, le sol si ferme sous les pieds s'effrite, insensiblement d'abord. On fait semblant de ne pas s'en apercevoir, on grignote quelques mètres de belle certitude, c'est toujours ça de pris. Le doute, embusqué, attend tranquillement son heure. Il n'est pas pressé, le doute : il a déjà gagné. Je me souviens du subcomandante Marcos. Il y a vingt ans, un peu moins : 1995. En ce temps-là, Jospin était considéré par certains comme le recours pour éviter l'horreur que représentait Chirac à l'Elysée. On disait que si Chirac passait, on quitterait le pays. Ce que l'on dit de Le Pen aujourd'hui, on le fanfaronnait à propos de Chirac hier, bien avant que le forban du RPR, transfiguré en sublime gaga, ne devienne l'icône bégayante devant laquelle s'incline un président « socialiste ».

« Notre cœur se croyait seul sur les terres du Chiapas. Il le pensait à tort, notre cœur, persuadé que nos frères de misère et de lutte avaient vendu leur dignité aux forces obscures et séparatrices du mauvais gouvernement. Notre mort marchait seule, sans que d'autres oreilles indigènes l'entendent réclamer justice, liberté et démocratie. Notre parole se remet à chanter ; NOUS NE SOMMES PAS SEULS, notre sang et notre race fraternise par-dessus les baïonnettes et les tanks. »

J'avais découpé la photographie du « mystérieux » subcomandante Marcos, peut-être dans cette éphémère version obèse de Libération, quotidien transformiste qui multipliait les métamorphoses pour tenter d'endiguer sa dégringolade. Je me souviens du regard de cet homme libre, visage couvert d'un passe-montagne noir, casquette sur la tête, pipe au bec. Il portait en écharpe, suffisamment visible, suffisamment cachée, une bande de munitions. J'avais scotché le subcomandante Marcos, sous-chef d'une rébellion mexicaine qui ne se reconnaissait pas d'homme providentiel, sur le mur, au-dessus du bureau. Ricanements indulgents des copains. Alors, la route était une ligne droite vers le doctorat de sociologie. Il n'y avait qu'à la suivre, guidée par le directeur d'études, le réseau des chercheurs. C'est presque facile quand les talons résonnent sur une dalle solide : il suffit d'avancer, sans se retourner. Mais le doute est là, qui tire sur les bords, allonge sous les pas des sentiers moins aisés, qui serpentent vers des lieux moins resplendissants. On a dépassé vingt ans et on se pose encore des questions. On aime sa liberté, dit-on. On cherche sa place.

« Dixièmement. Que l'on garantisse aux Indigènes le droit à l'information véridique sur ce qui se passe au niveau local, régional, de l’État, national et international, avec une station de radio indigène indépendante du pouvoir, dirigée par des Indigènes et animées par des Indigènes.(...) Douzièmement. Nous voulons venir à bout de l'analphabétisme dans les populations indigènes. Pour cela, il nous faut de meilleures écoles primaires et secondaires dans nos communautés, qu'elles disposent de matériel pédagogique gratuit, et d'enseignants formés, diplômés, qui soient assignés au service de la population, pas à la défense des intérêts des riches. »

Le petit-bourgeois n'a qu'à fermer sa gueule. En 1995, on ne disait pas encore bobos. Je n'ose écrire « la petite-bourgeoise », ou l'on s'imaginera une de ces ados révoltées, qui claque la porte de la boutique à papa pour aller se percher dans un ashram ou prendre une carte à LO, avant de rentrer au bercail, avortée, pleine de gale authentique ou de dégoût de l'ouvriérisme, et de reprendre la caisse du petit commerce en virant FN. Tout ce que pense, tout ce que dit le petit-bourgeois se transforme en boue. Anti-Midas aux mêmes oreilles d'âne. La mauvaise foi bourgeoise tourne l'or en plomb, mais c'est au petit-bourgeois qu'on reprochera la posture et le faux semblant. Pas prolétaire et donc exclu de la glorieuse histoire du prolétariat. Pas bourgeois cossu, aux héritages successifs qui rendent si naturelles et si méritées les différences de classes et de capitaux. Le petit bourgeois a le cul entre deux chaises. S'il se dresse pour défendre le monde ouvrier et la révolution, on lui montrera ses mains blanches, son goût du confort, et sa pétoche du déclassement. S'il court derrière les gros bourgeois, on le traitera d'arriviste. Ne lui reste plus qu'à s'endetter sur vingt ans pour une petite voiture et un F3 et payer ses traites avec son petit salaire. Je viens de la moyenne bourgeoisie : médecins plus ou moins enrichis, dentistes, pharmaciens, cadres. Je suivais assidûment ce qui avait lieu à dix mille kilomètres de chez moi. Je rêvais Chiapas en descendant le boulevard Raspail. A croire que le gène du petit-bourgeois existe, et qu'il saute les générations. Mauvaise foi ou mauvaise conscience? A l'approche de la trentaine, je cherchais encore ma place quand d'autres l'avait depuis longtemps trouvée.

« Comme en 1919, nous, Zapatistes, devons payer de sang notre cri de « Terre et Liberté ». Comme en 1919, le Gouvernement suprême nous tue pour mettre fin à notre révolte. Comme en 1919, la terre n'appartient pas à celui qui la travaille. Comme en 1919, les armes sont le dernier recours que laisse le mauvais gouvernement aux sans-terre. C'est pourquoi nous avons pris les armes. C'est pourquoi nos compagnons sont morts au cours des cent jours de notre guerre. »

La sociologie me semblait de moins en moins un sport de combat, ou bien elle avait changé d’arène. Il fallait se battre pour obtenir des subventions, des postes, des contrats. L'étudiante, formée à la sociologie critique de Bourdieu, trouvait des stages à l'Aérospatiale missiles, à HEC, et pourquoi pas à la Maison Poulaga? J'ai accroché le portrait du subcomandante Marcos dans un bureau d'un centre de recherche dépendant de France Télécom. J'ai beau me creuser la cervelle, impossible de me souvenir de ce que j'y faisais. Je me revois pianotant sur un clavier d'ordinateur mais quelle était la nature de mon travail? Qu'attendait-on de moi? Tout s'est effacé, sauf le souvenir des copains. Parmi eux, il y avait D. Nous parlions de Julien Gracq et des prochaines élections. Le candidat des communistes s'appelait Robert Hue. Le soufflé Balladur se dégonflait, pathétique baudruche. Sarkozy grenouillait en clair obscur. Tous les matins, D. jetait un œil sur la photo du subcomandante Marcos et partait d'un rire amical et silencieux, qui lui secouait les épaules. D. ne doutait pas. Il travaillait avec flegme et constance, conciliant ses intérêts intellectuels et la réalité des conditions de la recherche, sans goût pour les honneurs. Il avait fait Science-po, on disait l'I-Eu-Pé.

« Le présent conflit dévoile, une fois de plus, la nature de l'Armée fédérale dont il laisse paraître l'essence véritable : la répression aveugle, la violation des Droits de l'Homme et l'absence totale d'éthique et d'honneur militaire. Les assassinats de femmes et d'enfants perpétrés par les forces fédérales sur les lieux de combat révèlent une armée privée de contrôle. Nous lançons un appel aux officiers, aux sous-officiers et aux soldats de l'Armée fédérale à refuser catégoriquement d'obéir aux ordres d'extermination de civils et d'exécutions sommaires de prisonniers de guerre et de blessés (...) Nous vous renouvelons notre invitation à abandonner les rangs du gouvernement et de vous joindre à la juste cause d'un peuple qui ne prétend qu'à vivre dans la justice ou mourir dans la dignité. »

¡Ya basta! A chacun ses montagnes du Sud-Est mexicain. J'ai trouvé les miennes, par hasard, après abandon de la sociologie : l'académie de Créteil. Ma selva lacandona, n'était pas glamour. Elle se situait sur les hauteurs du Mont Mesly ou du Bois Matar, à Créteil, Villeneuve-saint-Georges ou Aubervilliers. Par hasard. Ni vocation, ni mission, mais la nécessité de gagner ma vie. J'avais lu des livres, pourtant, au cours de mes études de sociologie. Certains portaient sur les classes populaires : sur les ouvriers et leurs jardins, sur les pauvres et leur culture, sur les chômeurs et sur l'épreuve du chômage. J'ai découvert que les habitants de l'autre côté du périphérique, ceux des cités et des quartiers relégués, m'étaient plus inconnus, plus étrangers, que le rituel du potlatch chez les Améridiens. Je ne savais rien de ce qui se passait là, dans ces tours plantées à quelques centaines de mètres de chez moi, autrement que par ouïe dire. Connaissance à distance, méconnaissance. Par des sentiers détournés et des voies de RER, j'avais trouvé ma place.

« Dans LE MEXIQUE QUE NOUS VOULONS, Herberito (trois ans) aura de bonnes chaussures pour la boue, un pantalon pour les écorchures, une chemise pour que ne s'échappent pas les espoirs qui ont l'habitude de faire leur nid dans la poitrine, un foulard rouge qui ne sera qu'un foulard rouge et pas un symbole de la rébellion. Il aura le ventre apaisé et propre et à l'esprit une grande faim d'apprentissage. Pleurer et rire ne seront que cela et Herberito n'aura pas à devenir adulte si tôt. »

On n'en parlait plus, ils l'avaient même prétendu mort. Le subcomandante Marcos a resurgi dans notre actualité en 2012, avec des milliers d'insurgés zapatistes. La lutte au Chiapas ne s'est jamais éteinte, elle continue, et elle n'a pas vieilli.

« Nous n'irons pas demander pardon ou supplier, nous n'irons pas demander l'aumône ou recueillir les restes qui tombent des tables abondantes des puissants. Nous irons exiger ce qui est le droit et la raison de tout être : liberté, justice, démocratie. Tout pour tous, rien pour nous. »

Les citations en italique des textes du subcomandante Marcos et de l'EZLN sont tirés de ¡YA BASTA! les insurgés zapatistes racontent un an de révolte au Chiapas, éditions Dagorno, 1994.

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