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Je me souviens....

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Billet de blog 4 octobre 2010

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Je me souviens de mon premier amour

D’abord, il y avait la mélodie acidulée du carillon quand on poussait la porte. Trois notes égrenées. « Bonjour ! Il y a quelqu’un ? » Et puis, dans la semi-obscurité qui régnait, on était littéralement enveloppé par le parfum : une odeur sèche, vivante, à la fois chaude et piquante, entêtante surtout : le parfum du grain. Une boutique, presque plutôt une échoppe, sombre et presque étouffante.

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Illustration 1
grain

D’abord, il y avait la mélodie acidulée du carillon quand on poussait la porte. Trois notes égrenées. « Bonjour ! Il y a quelqu’un ? » Et puis, dans la semi-obscurité qui régnait, on était littéralement enveloppé par le parfum : une odeur sèche, vivante, à la fois chaude et piquante, entêtante surtout : le parfum du grain. Une boutique, presque plutôt une échoppe, sombre et presque étouffante. Une caverne, sûrement, aux yeux de certains. L’antichambre du paradis aux miens, qui n’avais que 8 ans et des poussières. Un vieux comptoir en bois au fond. Une antique balance à plateaux, avec des poids en cuivre. Et partout ailleurs, de gigantesques cuves de métal : blé, maïs, orge, millet, céréales variées, avec des pelles plantées à l’intérieur, comme fichées dans cet or quasi liquide….

 C’était l’époque où le bouchon des bouteilles de limonade était en porcelaine relié à la bouteille par un fil de fer et faisait un délicieux pschiiiiiit quand on l’ouvrait. C’était l’époque où le marchand de glace passait dans les rues avec sa carriole, tirée par un cheval. Quand on voulait un pain de glace, on mettait un ruban bleu à la fenêtre de la mansarde. Quand c’était au tour du charbonnier de passer, on nouait un (ou deux) ruban(s) rouge(s) à l’autre fenêtre. Il comprenait et livrait exactement la quantité désirée dans ses grands seaux à bec tonitruants. On comptait encore en anciens francs. Et le groupe scolaire Jules-Ferry comportait encore une école des filles et une école des garçons bien distinctes. C’était l’époque où l’on portait de hautes chaussettes de laine grise. Et où on avait l’avenir devant soi. On avait tout le temps.

 Nous avions beau vivre à Paris — à l’époque, les départements 91, 92, 93, 94 et la suite n’avaient pas encore été inventés et la « petite couronne » était toujours immatriculée à Paris —, nous avions un poulailler au fond du jardin. Des poules. Un coq. Des canards, mais pas longtemps car cela sentait trop mauvais. Quelques mois, même, nous avons eu une oie, baptisée « Lolotte » car gagnée au stand du Lot-et-Garonne de la Fête de l’Huma. Lolotte a mystérieusement disparu pendant des vacances de Pâques, alors que « les filles » étaient en colonie de vacances. Paix à son âme. Quant aux deux couples de pigeons qui avaient été offerts à mes parents, mon père s’était ingénié à les laisser s’échapper. Solidarité d’ex-prisonnier ? Juste des poules, donc. Des poules à qui on allait jeter du grain à heure fixe. Et grâce auxquelles on avait, luxe suprême, des œufs « du jour » à servir à la coque avec des mouillettes beurrées au dîner.

 Seulement voilà : le grainetier ne livrait pas, il fallait y aller. La boutique, pour mon grand bonheur, était tout près : au coin du boulevard Chanzy juste après le marché. Et comme rapidement tout le monde avait constaté que je ne me faisais pas prier pour y aller, très vite, c’est moi qui ai été chargée du « ravito » pour le poulailler. On me donnait un petit papier : « maïs : tant de grammes, blé : tant de grammes, suppléments vitaminés : 1 sachet » que je pliais dans ma poche, je dévalais l’escalier et je filais. La chamade dans ma poitrine. J’entendais résonner mes pas sur les pavés. Dans la rue, le temps semblait comme suspendu. Va savoir pourquoi. Mais je jure que le monde s'arrêtait de tourner.

 Je n’ai jamais su son prénom. Ni pourquoi il n’allait pas à l’école avec les autres enfants. Je n’ai jamais su non plus pourquoi il n’avait pas de maman. Il devait avoir 4 ou 5 ans de plus que moi. Il travaillait avec son père à la graineterie et c’était la plupart du temps lui qui me servait. Il boîtait et avait un léger accent. Plus tard, on me dit que le nom écrit sur la porte vitrée était d’origine polonaise. Et que sa claudication était probablement due à la polio. A l’époque, tout ce qui m’importait, c’était de le voir surgir de l’arrière-boutique, avec sa blouse grise et son pas traînant. Il avait un visage très maigre avec des yeux dévorants et légèrement cernés qui lui bouffaient le visage mais ne souriaient presque jamais. La gorge nouée, je lui tendais mon petit papier. Il plongeait alors sa pelle dans la cuve, versait le grain dans un sac en papier brun, le pesait, retournait silencieusement de sa démarche chavirée à l’autre cuve, recommençait. Le temps s’écoulait. Il époussetait sa blouse. Décrochait le crayon bleu qu’il portait comme son père derrière l’oreille. Sortait son carnet. Notait. Mon cœur battait. Moment d’éternité.

 Un jour, tandis qu’il était penché sur une des cuves — le maïs, je me souviens —, j’ai vu qu’il m’observait du coin de l’œil. Il s’est relevé et m’a adressé quelque chose qui ressemblait à un sourire : « Tu as envie de plonger les mains dedans, hein ? » Ses commissures étaient relevées, mais son regard s’était fait plus grave encore, profond, presque suppliant. « Oui, bien sûr ! » « Alors, fais-le ! » Et j’ai plongé à pleines mains, jusqu’aux poignets, puis jusqu’aux coudes dans cette matière mouvante et chaude, jouant à la laisser filer entre les doigts, puis à la reprendre, à la laisser s’écouler à nouveau , comme du sable vivant. Du pur bonheur. J’y ai perdu ma bague, une petite coccinelle rouge montée sur argent, qu’il a retrouvée et m’a tendue sans un mot la fois d’après. J’aurais rêvé qu’il me la repasse lui-même au doigt. Et je jurerais qu’il l’avait deviné et se moquait de moi. Ce jour-là, pourtant, il a eu la pelle plus lourde que d’habitude et a commencé à me servir presque double ration à chaque fois.

 Deux ans plus tard, au retour des « grandes vacances », nous avons retrouvé la graineterie fermée. Elle avait été remplacée par un Lavomatic rutilant. Notre poulailler, déserté — je m’étais battue jusqu’à la fin pour que nous conservions au moins une poule ou deux — avait été recyclé en cabane à outils. En hors-d’œuvre au dîner, les traditionnels œufs à la coque ont bientôt été remplacés par des cœurs de palmier, des avocats, ou des sprats fumés, mets quasi exotiques nouvellement arrivés sur le marché. Bientôt, j’allais entrer au lycée. Avoir la tête pleine d’autres choses. Faire d’autres rencontres. La « vraie vie » allait commencer….

 Etait-ce de l’amour ? Ou était-ce autre chose ? Je n’en saurai jamais rien. Lui encore moins. Ni personne. Mais je n’ai jamais oublié le fils du grainetier. Son mystère. Son silence. Et ce regard si grave, cerné de mauve bistré, qui me donnait presque envie de pleurer. Grâce à lui, je crois que j’ai appris que c’est aussi de la différence que naît l’attirance. Et que la rencontre est un voyage. Un chemin. Vers l’autre et vers le fond de soi-même, qu’on ne connaît pas forcément. Ou si mal. Nous n’avions rien de commun. Mais nous avions aussi tout en commun. Là, dans des cuves de métal, le grain en partage. Nos mains. Un possible. Le seul trésor qui vaille.

La toute première idée de ce billet avait germé dans un commentaire après le billet suivant : http://www.mediapart.frhttp://blogs.mediapart.fr/edition/petits-plaisirs-du-jour-ppj/article/060309/je-me-souviens-des-chevaux

Ensuite, ce sont différents commentaires (de Sophie Rostain, JoHa, DanN, Patrick Rodel, Tonymaj, Christel, Leo de Lune ou d'autres), ici ou là, dans "Je me Souviens" ou ailleurs, qui m'ont donné envie de revenir à ces "premiers émois". En espérant que d'autres y trouveront un écho et auront, eux aussi, envie de partager un peu de leur "vert paradis".... Bien à vous !

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