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Billet de blog 9 mars 2011

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Les chambres de bonnes

Généralement, on prenait l’ascenseur jusqu’au 5e étage et on finissait par l’escalier de service. Parfois la porte d’accès était tenue jalousement verrouillée et on était obligés de prendre cet escalier dès l’entrée et de monter les six étages à pied. Qu’importe.

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Illustration 1
© GdS

Généralement, on prenait l’ascenseur jusqu’au 5e étage et on finissait par l’escalier de service. Parfois la porte d’accès était tenue jalousement verrouillée et on était obligés de prendre cet escalier dès l’entrée et de monter les six étages à pied. Qu’importe. On était jeunes alors et il en aurait fallu plus pour nous essouffler. Notre nid. Notre premier chez-nous. Notre petit paradis. Le début de la vraie vie. C’était quatre-à-quatre que nous comptions la débouler, cette vie ! Les pigeons s’ébrouaient sur le zinc des toits et le ciel avait la forme d’une lucarne. C’était parti.

Il y faisait un froid polaire l’hiver et y régnait une moiteur fétide l’été. L’œil-de-bœuf était si petit qu’il était impossible d’aérer. La plupart du temps, les WC et le seul point d’eau de l’étage étaient sur le palier. Nous y remplissions des bassines pour la toilette et des casseroles d’eau pour les spaghetti. Combien de tonnes de spaghetti ou de riz n’avons nous pas englouties ! On se croisait, pieds nus, sur les tomettes ébréchées du palier et on s’entre-invitait : « Passez donc tout à l’heure, on a des amis qui débarquent d’Italie ! » A cette époque, il y avait beaucoup d’oiseaux de passage. Les portes étaient toujours ouvertes. Et les sacs de couchage se dépliaient en silence la nuit.

Que ne s’y est-il passé, dans ces mansardes de nos vingt ans ? On y a étudié, bien sûr, du moins pour certains. On y a dévoré des tonnes de bouquins dont certains nous habitent encore aujourd’hui. On y a fait et refait le monde, au moins autant que dans les arrière-salles de café, ce qui n’est pas peu dire. On y a fait l’amour, comme des fous, comme des bêtes ou tout simplement comme des amis parce qu’à l’époque on ne faisait pas forcément le tri. On y a fomenté des révoltes ou des "coups" plus ou moins foireux, d'ailleurs, mais qu'importe. On y a écouté des musiques venues du bout du monde et appris à jouer du sitar ou du djembé. On s’y est paré de guenilles bariolées dans lesquelles on se sentait des princes. On y a fait des rencontres décisives ou improbables, d’autres encore qu’on a oubliées. On y a parfois pleuré. On y a beaucoup ri. On y a fumé des tonnes de cigarettes et goûté parfois des substances moins licites. On y a rêvé. On y a souffert aussi. On y a tourné des tonnes de pages et noirci des cahiers et des cahiers. On y a grelotté, transpiré, dansé, pleuré, caressé, murmuré, crié, dormi.

On s’est dit « Je t’aime », on s’est dit « Jamais, tu m’entends jamais ! », on s’est dit « Enfin te voilà », on s’est dit « Moi non plus », on s'est dit «Tu m’as manqué, tu sais », on s’est dit « Il faut absolument que tu écoutes ça », on s’est dit « Bien sûr que je serais partant », on s’est dit « A ce soir » ou on s’est dit « Adieu », on s’est dit « Lis ça, tu verras » mais on s’est dit aussi « Qui a encore oublié de remettre la clé au crochet ? » ou « Pense à prendre le sac poubelle quand tu descendras ! » C’était la vie.

Aujourd’hui, les chambres de bonnes de nos belles années ont été cassées, réunies, réaménagées, relookées, bref sacrifiées sur l’autel du profit. Les designers ont sévi pour « repenser l’espace », le « revisiter » et l’« optimiser » à souhait. Elles se négocient à prix d’or dans les vitrines des agences immobilières et font parfois la « une » des magazines de déco sous des titres ronflants, type « Aménager son palais sous les combles » ou « Le ciel, invité permanent à ma table ». On a massacré nos vieux nids. On les a détruits, condamnés, trahis.

Reste-t-il encore, lové sous une poutrelle ou blotti sous un chien assis, l’écho fantôme de nos rêves, l’empreinte de nos murmures et de nos espoirs de jadis ? Seule la lune le sait, qui regarde encore et toujours, par la lucarne.

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