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Il y faisait un froid polaire l’hiver et y régnait une moiteur fétide l’été. L’œil-de-bœuf était si petit qu’il était impossible d’aérer. La plupart du temps, les WC et le seul point d’eau de l’étage étaient sur le palier. Nous y remplissions des bassines pour la toilette et des casseroles d’eau pour les spaghetti. Combien de tonnes de spaghetti ou de riz n’avons nous pas englouties ! On se croisait, pieds nus, sur les tomettes ébréchées du palier et on s’entre-invitait : « Passez donc tout à l’heure, on a des amis qui débarquent d’Italie ! » A cette époque, il y avait beaucoup d’oiseaux de passage. Les portes étaient toujours ouvertes. Et les sacs de couchage se dépliaient en silence la nuit.
Que ne s’y est-il passé, dans ces mansardes de nos vingt ans ? On y a étudié, bien sûr, du moins pour certains. On y a dévoré des tonnes de bouquins dont certains nous habitent encore aujourd’hui. On y a fait et refait le monde, au moins autant que dans les arrière-salles de café, ce qui n’est pas peu dire. On y a fait l’amour, comme des fous, comme des bêtes ou tout simplement comme des amis parce qu’à l’époque on ne faisait pas forcément le tri. On y a fomenté des révoltes ou des "coups" plus ou moins foireux, d'ailleurs, mais qu'importe. On y a écouté des musiques venues du bout du monde et appris à jouer du sitar ou du djembé. On s’y est paré de guenilles bariolées dans lesquelles on se sentait des princes. On y a fait des rencontres décisives ou improbables, d’autres encore qu’on a oubliées. On y a parfois pleuré. On y a beaucoup ri. On y a fumé des tonnes de cigarettes et goûté parfois des substances moins licites. On y a rêvé. On y a souffert aussi. On y a tourné des tonnes de pages et noirci des cahiers et des cahiers. On y a grelotté, transpiré, dansé, pleuré, caressé, murmuré, crié, dormi.
On s’est dit « Je t’aime », on s’est dit « Jamais, tu m’entends jamais ! », on s’est dit « Enfin te voilà », on s’est dit « Moi non plus », on s'est dit «Tu m’as manqué, tu sais », on s’est dit « Il faut absolument que tu écoutes ça », on s’est dit « Bien sûr que je serais partant », on s’est dit « A ce soir » ou on s’est dit « Adieu », on s’est dit « Lis ça, tu verras » mais on s’est dit aussi « Qui a encore oublié de remettre la clé au crochet ? » ou « Pense à prendre le sac poubelle quand tu descendras ! » C’était la vie.
Aujourd’hui, les chambres de bonnes de nos belles années ont été cassées, réunies, réaménagées, relookées, bref sacrifiées sur l’autel du profit. Les designers ont sévi pour « repenser l’espace », le « revisiter » et l’« optimiser » à souhait. Elles se négocient à prix d’or dans les vitrines des agences immobilières et font parfois la « une » des magazines de déco sous des titres ronflants, type « Aménager son palais sous les combles » ou « Le ciel, invité permanent à ma table ». On a massacré nos vieux nids. On les a détruits, condamnés, trahis.
Reste-t-il encore, lové sous une poutrelle ou blotti sous un chien assis, l’écho fantôme de nos rêves, l’empreinte de nos murmures et de nos espoirs de jadis ? Seule la lune le sait, qui regarde encore et toujours, par la lucarne.