
Dans mon cher Robert, le mot figure entre « paupérisme » et « paupiette ». Rien à voir avec ces membranes censées protéger l’œil, que l’on cligne un nombre incalculable de fois par jour, volontairement ou non, et qui ont tendance à s’abaisser d’elles-mêmes dès que le sommeil gagne. Le marchand de sable ne va plus tarder….
Paupière. n. f. XIVe palpere 1120 ; bas latin palpetra, classique palpebra. ¨ Chacune des parties mobiles (voiles musculo-membraneux) qui recouvrent et protègent la partie antérieure de l’œil. Paupière supérieure, inférieure. Muscles des paupières.
Pourtant, j’en reste persuadée, les paupières ne servent pas qu’à protéger notre cornée, à s’isoler de la lumière pour se reposer ou à faire des clins d’œil plus ou moins complices, plus ou moins assassins ou délurés. Ces membranes douces et délicates, frangées de cils, servent aussi à graver, à enregistrer des instants, à les imprimer à l’intérieur de notre mémoire pour pouvoir plus tard retrouver les images et se les repasser. Ils sont l’un des organes du souvenir. Le plus fragile. Le plus brûlant aussi. Le plus intime. Et peut-être aussi le plus délibéré, celui dont on peut à sa guise décider ou pas d’utiliser.
Je baisse les paupières et retrouve un pont sur la Loire, la couleur exacte de la pierre, les chiffres romains gravés sur le parapet, la lumière qu’il faisait et la majesté verte de l’eau qui s’étirait, étale et souveraine en cette fin de matinée. On était un dimanche, je me souviens, et surtout, surtout, la famille était encore au grand complet. Papa, en polo à col ouvert, Maman, les deux filles et la tante Y en robes de printemps. La Dauphine garée un peu plus haut sur le bas côté, en face d’un restaurant dans lequel nous nous apprêtions à aller déjeuner…. Quel obscur pressentiment m’avait poussée à graver cet instant ? Je ne devais avoir que 6 ou 7 ans, et croix de bois, croix de fer, je me rappelle avoir décidé que ce moment là, il fallait l’enregistrer à jamais. Qu’ensuite ce serait trop tard. Que tout allait aller très vite désormais.
Plus près, il y a aussi une chambre d’hôtel donnant sur une place écrasée de soleil, le lustre en fer forgé du plafond, une reproduction de Sisley au mur, une armoire dont la porte grinçait, et ce fauteuil à côté de la fenêtre, près des doubles rideaux aux tons calmes et légèrement passés, le lit ouvert, les draps froissés… Un dernier regard circulaire en refermant la porte, avant de rendre la clef. Jamais je n’y reviendrai, je le savais, mais je savais aussi que ce lieu compterait à jamais. Il me suffit depuis de baisser les paupières et de me concentrer pour m’y retrouver projetée. Revivre. Garder. N’avoir qu’à appuyer sur la touche « rewind » pour redevenir celle qu’on a été et qu’on aimerait être restée.
Ou un jardin presque carré, type jardin de curé, une chatte blanche qui se cache sous une haie, des toits, un clocher, le ciel calme juste traversé par le vol incessant des martinets écrivant des arabesques tourbillonnantes sur la page vierge du moment. J’étais assise en haut de l’escalier de pierre et je fumais. Je fumais et je regardais. J’enregistrais. Je me souviens de la nuance gris-jaune-rose des murs et de l'automne bruni des toits. Je me souviens de la torpeur de l’air immobile juste traversé par les coups égrenés au clocher, les piaillements des martinets et la brume joyeuse de voix amies venant de l’intérieur. Toutes les fenêtres étaient ouvertes. La maison était pleine d’escaliers et de rabicoins et l’hôtesse des lieux, mi-fée mi-sorcière, arborait une chevelure de cuivre incandescent. Je me souviens comme si j’y étais encore d'une grande cuisine, de verres levés et d’amitié, de rires et de chansons improvisées devant le grand buffet. Je me souviens de Malvoisie partagée et de quelques moments rares et précieux, de ceux qu'on décide de ne jamais oublier parce qu’on sait qu’ils tiendront chaud l’hiver et qu’on ne sait jamais.
Je baisse à nouveau les paupières et c’est un visage ancien, la carte de géographie exacte des rides, le pervenche des yeux disparu à jamais, un vaste front parcheminé mais radieux sous les cheveux blancs tirés en petit chignon natté. Je réinvente aussi chaque détail de mains noueuses et chères, douces et actives, une voix, quelques mots en breton, une mélodie, un poème parlant d’un petit cheval courageux: « Tous derrière et lui devant », les tables de multiplication que tu nous faisais réciter à la table de la cuisine, tout en faisant monter des blancs en neige. Oui, Marienne, tu vois, je ne t’ai jamais oubliée, tu es toujours là, incrustée à jamais. L’ange gardien que tu as toujours été et que tu resteras à jamais.
Par la grâce des paupières, et de la pellicule sans fin qu’elles permettent de graver pour le très long métrage de notre vie et de ce qui y aura compté. Et pour le bonheur de pouvoir se le repasser en boucle, sans fin, comme le vol des martinets.