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Je me souviens....

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Billet de blog 13 septembre 2022

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Naufrages

Non, ce n'est pas encore un souvenir, mais j'ai tellement envie qu'il repose ici, ce billet (ce sera sans doute le dernier), tant est impérieux ce désir de rapprocher même dans la mort, ceux qui se sont aimés. Pardonne-moi Petit Grain de transgresser un peu les règles de cette édition mais tu sais l'affection, la tendresse, l'amour et même la tristesse infinie se moquent bien des règlements.

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A chaque visite quotidienne dans cette chambre d'hôpital, je la sentais, je la présumais cette odeur qu'elle avait laissé sur les murs délavés de ce bout de couloir, elle rodait mais lui ne la voyait pas. Un réflexe de protection naturelle ? Sa conscience avait tiré un voile protecteur devant l'inéluctable si proche : elle le préparait déjà pour son passage apaisé dans l'au-delà.

Jean Ferrat - Tu aurais pu vivre © Chansons, Folklore et Variété

Christian mon frère, mon jumeau, tu étais mon reflet dans l'eau claire de la vie, mais elle s'est troublée un soir funeste du mois d’août quand une embolie pulmonaire te propulsa aux urgences de l’hôpital le plus proche, … puis elle s'est tarie au fil de la progression de ta maladie et de l'altération de tes fonctions cognitives.

Tu te souviens quand même de notre tendre enfance, cette complicité naturelle et permanente, je te racontais en souriant l'intelligence efficace qu'en toute innocence nous développions pour toutes les bêtises imaginables qu'on pouvait accomplir à ces ages. 

Oui tu t'en souviens, ta mémoire lointaine des jours heureux ne s'est nullement altérée, contrairement aux basses contingences quotidiennes que tu ignorais avec mépris, tu avais bien raison …

Alors, les quatre années idylliques vécues en Martinique dans les années cinquante que tu redécouvrais en photos.  L'exubérance, l'insouciance, les ravissements de cette nature si généreuse … et l'inconscience de ce bonheur qui nous était donné, enfants comblés de l'eau et du soleil, ces merveilles laissaient sur ton visage les traces d'une apaisante nostalgie.

Illustration 2

Durant ces quelques dernières semaines de ta vie, aux rares instants magiques où nos esprits étaient encore en symbiose, je tentais de faire ressurgir de tes tréfonds de souvenance, nos aventures pyrénéennes … comme cette innocente plaque de glace dans la traversée du versant nord du mont-perdu qui te fit effectuer la plus belle glissade de ta carrière. Tu n'avais pas réussi à planter ton piolet, mais un amas de neige et de glace t'avait évité le grand saut. On avait sorti les cordes, j'étais venu te chercher… Tu m'avais rendu la pareille, plus tard au cours d'une escalade pourtant pas très difficile où ton assurance efficace avait bloqué contre le rocher, mon malencontreux dévissage.

Il est aussi inoubliable ce match de foot, … on en avait souvent reparlé avec une fierté goguenarde … de ta Haute Savoie tu étais venu passer quelques jours chez nous et ce dimanche tu m'avais accompagné au stade pour une rencontre difficile. Légèrement blessé après un choc, je n'étais plus guère opérationnel sur le terrain … à la mi-temps, je t'avais discrètement passé mon maillot … une substitution heureusement passée inaperçue … mon efficacité miraculeusement retrouvée avait permis de remporter la partie.

Cette vigilance mutuelle attentive ne s'est atténuée que lorsque les destins de nos vies nous ont éloignés l'un de l'autre.

Mais il est des choses que nous continuions à partager depuis toujours, la musique et nos chanteurs préférés, jugés ringards aujourd'hui mais qui gardaient pour nous le charme des poètes, philosophes et révoltés des époques où les débats que nous portions pour refaire le monde pouvaient encore avoir un sens … Dans cet exercice, tu étais sans conteste le meilleur !

Alors, dans ton lit d’hôpital quand la musique du mp3 sur ta table de chevet nous proposait du Brassens, je chantais doucement, la gorge un peu nouée et toi, toi qui connaissais par cœur le répertoire, de tes lèvres à peine entrouvertes tu fredonnais aussi sans jamais perdre le texte ... avec sur ton visage, encore, le faible sourire qui me faisait chavirer le cœur … ta voix faible et douce pour m'accompagner, que je n'oublierai jamais, Christian  jamais, même après … n'est-ce pas cela te rendre immortel ?

Hier, tu es parti ... Après ces trois semaines auprès de toi durant lesquelles j'avais tenté de te garder dans cette ambiance familiale si chaleureuse, par les sourires, les souvenirs et surtout par la voix que tu connaissais si bien, quand tes yeux ne semblaient plus capables d'appréhender ton environnement proche. Ces dernières semaines de ta vie, furent-elles un naufrage, avais-tu eu conscience de la perte de tes facultés physiques et cérébrales ? Tu n'avais pas souffert, on me l'avait assuré, mais comment vraiment savoir ?

Cette absence, ce naufrage de mon frère jumeau, comment faire pour qu'il ne soit pas aussi le mien ?

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