Je me souviens de certains jours qui n’avaient pas encore la morosité que leur confère l’exercice quotidien de gagner sa vie. L’expression en elle-même est inconvenante, incongrue. Car le but de la raison d’être de la vie est de justement la perdre, ou plutôt d’apprendre à savoir la perdre avec plaisir. C’est l’exercice le plus difficile qui nous soit donné de vivre. Ces jours dont je me souviens, sont ceux de l’enfance. Ils avaient chacun une couleur et une odeur. Le lundi était gris, chaud, pelucheux et la cuisine, une étuve. Je plongeais d’un coup dans mes tropiques imaginaires, grouillant de bestioles ragoûtantes et rampantes. Je n’aimais pas ce jour qui amollissait l’atmosphère de tous les appartements, car lundi était le jour de lessive pour tout le quatrième étage de notre HLM. Le dimanche soir, ma mère mettait le linge blanc à tremper dans la baignoire. Agenouillée, le corps cassé sur le rebord, elle frottait cols et poignets au savon de Marseille et laissait le tout reposer jusqu’au lendemain. C’est alors que la minuscule cuisine se convertissait en lavoir improvisé. Je me souviens de la grande lessiveuse métallique trônant sur les trois feux de la cuisinière, où ma mère faisait bouillir le blanc. Elle y ajoutait des boules bleues et de l’eau de javel. De temps à autre, elle soulevait le couvercle et tournait le linge avec un grand bâton. Elle était petite et était obligée de se lever sur la pointe des pieds. Je me souviens des jets de vapeur crachotés par le champignon d’acier et qui s’échappaient en bouffées blanches par le vasistas ouvert à l’extérieur, côté couloir. Je me souviens de la machine à laver à gaz dans laquelle elle mettait la couleur. L’angoisse de ma mère était que la flamme s’éteigne sans qu’elle s’en aperçoive. Elle anticipait l’explosion. Au moment de l’essorage, elle posait ses deux mains de chaque côté de l’engin en fonte émaillée virginale et s’y appuyait de tout son poids, pour éviter qu’il ne se déplace, entraînant derrière lui le tuyau de vidange. Je me souviens de ses mouvements de reptation sur le sol de la cuisine, des vomissements en spasmes d’eau chaude et savonneuse, de la transparence odorante des paillettes Lux, carton bleu nuit et grandes lettres blanches, qui servaient exclusivement à laver la laine, et du paquet de Bonux, la lessive aux 500 cadeaux, des billes, un puzzle, une corde à sauter, une petite voiture… Je me souviens du visage congestionné de ma mère, la sueur qui gouttait de son front, glissait sur les arêtes de son nez en creusant un fin sillage noir dans la poudre de riz, de son corps qui vibrait ridicule. Ce jour-là, faute de temps, était aussi celui des raviolis Buitoni ou des œufs durs, les premiers nageant dans la sauce tomate et les seconds, dans la Béchamel. Franchement dégueulasses.
Le soir de ces lundis, en rentrant de l’école, tout le couloir trempait dans l’odeur de lessive. Ma mère empoignait alors la panière à linge, si lourde qu’il cassait sa silhouette et nous descendions, souvent à pied, elle se méfiait de l’ascenseur qui tombait fréquemment en panne, au sous sol. Une pièce immense. Murs gris de béton. Des fils d’acier courant d’un un bout à l’autre. D’autres femmes. Des visages aussi ternes que les murs. Des rouleaux ordonnant leurs mèches de cheveux. Des robes de chambres molletonnées, vert acidulé, rose et bleu pâle, parfois assorties à la couleur de leurs mules. Un jour, peu de temps avant mes dix ans, un drap mouillé m’a plaqué dans son linceul. La sensation d’avoir un corps sans âge, figé dans l’éternité du rêve. L’évidence s’est imposée. Je serai médecin ou écrivain. Soigner les corps et raconter des histoires pour faire la nique à toute cette tristesse. J’ai écrit mon premier livre. Le mystère de la maison abandonnée. Une petite fille qui allait vers une bâtisse lugubre et les herbes autour d’elle, plus hautes qu’elle. Elle était blonde. Je suis brune. A l’époque, je lisais déjà beaucoup. La collection rose, la verte, le rouge et or. Je me souviens des livres brochés, une couverture bistre rayée de rouge, avec des étoiles. Et d’un titre en particulier, Quo Vadis