et quelques lignes,
au dos de la carte postale,
un mot d'esprit, je ne me souviens plus…
Une chose dont je me souviens : la douceur de la peau de ses seins,
lorsque je l'embrassais, plongeant dans son décolleté…
…les petites rondeurs de ses mollets, aussi, sous sa robe, au travers de ses bas,
lorsque je les caressais, la chatouillant, la faisant rire,
ma tête sur ses genoux…
… le visage couvert de maquillage blanc,
et ruisselant de sueur, sur les planches de bois d'un petit théâtre parisien.
Nous y jouions Le Jeu de l'amour et du hasard, sur la scène ce petit théâtre.
Elle, toute jeune comédienne et j'avais un peu plus de bouteille,
oh, pas beaucoup plus.
Une pièce débordante d'énergie sexuelle. Lors des répétitions, nous plaisantions entre comédiens en évoquant le suggestif "je me retire…" qui ponctue parfois une scène d'amour chez Marivaux.
Je me souviens de l'évidence de son sourire, lorsqu'elle était venue passer l'audition. Un sourire irradiant son désir de jouer. Dès ce sourire, j'ai commencé à jouer avec elle.
Et puis nous avons joué longtemps. Il y avait toujours du monde. Les spectateurs viennent facilement voir les classiques. Ils sortaient du théâtre avec de grands sourires. Et moi, je me dégradais petit à petit dans ce jeu de reflets qui me faisait vaguement apparaître dans mon absence à moi-même, par contraste avec ce personnage, à qui je prêtais mon corps, et qui vivait ses désirs avec tant d'ardeur et de facilité. Je me souviens de mon ennui profond et de l'alcool, beaucoup d'alcool dont je remplissais ce vide de moi qui me creusait dans ce jeu de théâtre auquel je m'adonnais, ne cherchant pourtant pas cela, mais égaré.
Je me souviens de ce vide qui creusait en moi chaque fois que je sortais du théâtre, traînant comme autant d’ombres dont je tentais de me défaire, ces moments aussi intenses que factices que je venais de vivre, marchant morne vers le petit bar qui – ça ne s’invente pas – s'appelait La Bohème, et où je retrouvais d'autres échoués, bien plus échoués que moi, beaucoup, beaucoup plus… échoués, perdus, alcooliques depuis si longtemps, qui peu à peu me montraient des signes de reconnaissance : je devenais des leurs.
Et voilà qu’un soir, peu avant d’entrer en scène, elle apprit que son père venait la voir jouer – alors, cette jeune comédienne qui se préparait, brusquement, je la vis se tendre, dans le miroir de la loge, son visage comme traversé d'angoisse.
Et lui, son père, il était assis là quelque part, sur une inconfortable banquette mal couverte de velours rouges, dans la petite salle, avec sa femme à côté de lui. Les lumières s’étaient éteintes, et le spectacle avait démarré. Et elle, sa fille, elle était tétanisée de peur à l'idée de jouer devant eux, devant lui. Elle oscillait entre la colère, la peur, son père et sa belle-mère ; ces voiles d'angoisse derrière lesquels elle commençait à disparaître.
Je voulais l'aider à revenir de là. J'étais attendri par cette charmante jeune femme, et le plaisir que je prenais à jouer l'amour avec elle, à vivre ces étreintes passionnées auxquelles nous nous livrions sans retenue en scène. Elle avait pris son temps pour entrer dans ce jeu avec moi, je l'avais attendue, et cette confiance établie lors des répétitions nous permettait, les bons soirs, de redoubler joyeusement d'ardeur amoureuse et sexuelle en scène. Mais là, son père, sans probablement le vouloir, par sa simple présence, menaçait de tout ficher par terre.
Alors, à cette jeune femme angoissée, sans bien savoir pourquoi, je me suis mis à lui parler de ma mère. Je lui ai raconté une anecdote de mon enfance : comment j'étais allé au musée du Louvre, un jour, tout seul avec ma mère. Je devais avoir dans les dix ans. Devant le tableau de la Joconde, il y avait une petite foule amassée. Je me souviens du dos de tous ces gens, devant le tableau, et de moi plus petit à côté de ma mère. J'avais levé la tête vers ma mère et je lui avais demandé pourquoi ce tableau était si célèbre.
C'était cette histoire que je lui racontais, à cette jeune comédienne tout angoissée. Pourquoi cette histoire et pas une autre ? Je n'en sais fichtrement rien. Je voulais tendrement l'aider. Et alors je lui ai dit ce qu'avait répondu ma mère à ma question : "regarde-la, et elle te le dira." Et je lui ai raconté comment le petit garçon que j'étais avait alors très sérieusement plongé son regard dans le regard énigmatique et souriant de Mona Lisa, pendant un long moment, en attendant de recevoir, de ce regard lointain, une sorte de réponse. Je me souviens qu'elle a ri joyeusement, ma charmante partenaire, et qu'elle m'a dit qu'elle comprenait donc comment j'étais devenu artiste. Elle me regardait à nouveau en souriant. Elle était à nouveau joyeuse et virevoltante, à nouveau prête à jouer cette Lisette et à recevoir avec enthousiasme mes assauts d'Arlequin. Alors nous sommes allés nous ébattre en scène, sous les yeux de la petite foule des spectateurs, parmi lesquels un monsieur devait la regarder, plus particulièrement attendri – elle semblait maintenant ne plus y penser, concentrée, prête pour ce jeu d'amour qu'elle s'autorisait encore une fois à jouer avec moi.
Je me souviens aussi qu'aux saluts, toute à sa joie d'avoir traversé cette représentation et son angoisse, comme nous allions entrer en scène pour y être chaleureusement applaudis, par son père y compris, et sa belle-mère – elle s'était retournée vers un de nos partenaires, elle m'avait jeté un regard plein de son sourire, et elle lui avait dit, à cet autre-là, combien elle me trouvait gentil, moi.
Alors je l'avais rabrouée sèchement. Pourquoi cette soudaine griffure de la reconnaissance ? Je ne sais pas non plus. Une sorte de pudeur brusquement éprouvée, qui me paraissait nécessaire. Peut-être le voile que je voulais maintenir sur cette intimité particulière que nous vivions, elle et moi, dans la petite loge du théâtre, hors scène et hors la vie.
…c'est en cherchant des papiers en relation avec la succession de mon père, peu après sa mort, que je suis tombé sur cette lettre qu'elle m'avait écrite, en réponse à ma provocante petite carte postale.
Une gentille lettre dans laquelle elle me renvoyait doucement ce reproche déguisé que je lui adressais.
Je ne me souviens pas si j’ai répondu à cette lettre.
Mais c’est comme cela que m’est revenue cette tendresse particulière, éprouvée il y a longtemps, dans un jeu à la limite entre le théâtre et la réalité que les jeunes comédiens fougueux et passablement inexpérimentés que nous étions avaient pratiqués dans une parfois joyeuse insouciance.
C’est comme cela que j’ai retrouvé ce contraste saisissant entre le plein bruissant du théâtre dans lequel je m’immergeais alors, au risque de m’y perdre, et ce vide muet au cœur de ma vie, que je parviens aujourd’hui à border tranquillement de quelques mots.