Marianne et Serge ont oublié que nous étions amis. Marianne habitait mon quartier, celui de son enfance, aussi. Elle m’avait un jour présenté Annick, sa mère, qui préparait une thèse sur les tympans des portails gothiques. Annick avait souhaité que je l’accompagne, un jour, pour photographier celui de la cathédrale d’Auxerre.
Annick et son mari, Alain, prenaient leurs vacances en Alaska. Ils avaient une maison de famille à Hérisson. Alain était très ami avec mon cousin Philippe que je préférais ne pas voir. Chez Alain j’avais découvert des tableaux peints par Philippe. J’ignorais qu’il put allier ce tout petit talent avec son assiduité à la messe. Je me souviens que mon père riait de la conversion de sa sœur qui lui avait permis d’épouser un directeur chez Felix Potin. Une conversion qui scella pour mon père leur incompatibilité politique et son choix de ne plus la fréquenter.
Alain votait résolument à droite. Il écrivit un Que-Sais-Je sur le Temps, celui qui passe. Son cœur le trahit quelques mois après la parution.
Veuve, Annick vendit la maison d’une des villas du Seixième pour un petit appartement plus fonctionnel. Le Figaro qu’elle descendait acheter tous les matins l’aidait à solidifier ses convictions et à établir le programme de ses après-midi culturels.
Nous nous croisions souvent à l’heure d’un café au bar des Fontaines. Annick rendait compte de sa dernière visite à Léonard au Louvre et de sa joie de la récente élection de Sarkosy. Comme pour Alain, le temps passa, Sarkosy s’en fut. Annick grommelait au retour du salon du livre, trop d’étrangers sur les tables des éditeurs. Et puis, la gauche, vous n’imaginez pas !
Récemment Annick avait renoncé à se teindre les cheveux d’un feu que son dieu n’aurait pas reconnu. Elle fréquentait un peu moins les musées, pestait contre l’art moderne. Le moderne c’est le contemporain qui a vieilli et qui s’installe dans le temps…
Annick est de constitution robuste, sa démarche est chaloupée par deux jambes curieusement convexes. Mais sa susceptibilité s’accompagnait d’une facilité à exprimer ses convictions autour d’un café avec ceux qui pensaient le contraire.
Aujourd’hui, vers trois heures je vois Annick accompagnée d’une dame du même âge devant moi, sur le boulevard. Sans presser le pas, je m’approche pour la saluer. Bonjour Madame, dis-je, n’abusant pas d’une familiarité que la connaissance de son prénom me donne. Bonjour Monsieur, qui êtes vous donc ? Un ami d’Alain, oui je vous reconnais…
Je n’osais pas dire non, un ami de Marianne et Serge. Je venais de réaliser l’effet du temps, d’une mémoire envolée.
La maladie avait progressé très vite.
Annick votera demain.