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L'enracinement de plusieurs générations sur un même terroir s'incruste sur les rides des vieillards, sur les mots, les expressions, les accents qui attestent de cet attachement viscéral à un territoire, à une ville ; il est aussi des personnes qui ne gardent aucune de ces traces, trimbalées dans leur enfance par des parents voyageurs en quête de nouvelles contrées, adoptant par usage ou nécessité les coutumes locales et qui, plus tard, au gré des études dans diverses villes, de collèges en lycées, d'internat en internat, vivent sans vraiment côtoyer les populations autochtones pour finalement, adultes, ancrer leur famille en divers lieux imposés par des circonstances professionnelles. Ces vies qui frisent un peu la bohème ont le charme insoupçonnable de la découverte d'autres mondes, populations toujours accueillantes, climat rude ou soleil généreux, paysages parfois exotiques qu'il faudra quitter plus tard, laissant avec regret des amis, des amours d'enfance perdus à jamais... Dans ces vies là, les anecdotes de terroir laissent place dans les mémoires à ces moments d'exaltation vécus comme des escapades aventureuses. Alors, à l'age de sept ans, début d'une existence mouvementée, vivre de tels instants laisse des traces indélébiles.
Vous souvenez-vous des paquebots d’antan, non pas les monstrueux d'aujourd'hui, entassement garanti pour des croisières où le dépaysement est assuré par des animateurs-télé, écrivains, journalistes ou philosophes, mais ces vaisseaux qui vous enrèvent d'horizons multicolores et vous offrent dès l'embarquement, un avant-goût du paradis ?
Il en était des fins et racés qui, sitôt le large, blanches mouettes, rasaient les flots, d'autres noirs et massifs plus inquiétants et puis les blancs bananiers réfrigérés qui embarquaient souvent des passagers en mal d'outre-mer, tous surmontés d'imposantes cheminées qui laissaient leur stigmate éphémère sur l'océan.


1952 : Les États-Unis font exploser la première bombe H, Albert Schweitzer obtient le prix Nobel de la Paix, René Clément sort Jeux interdits.
Appuyés au bastingage du pont avant, nous contemplions ravis, sur les quais du Havre, ces hommes-fourmis qui s'éloignaient lentement sous un ciel lourd de menace. Cette idylle future avec une île que nous avions peine à imaginer, commençait fort mal car dans la nuit, la forte houle noua nos estomacs avec soubresauts évacatoires donnant à notre mère un gros travail de nettoyage. Et puis le calme du grand large, les embruns salés sur les lèvres que, nez au vent nous laissions s'accumuler avec gourmandise. Cette liberté dont nous n'étions pas encore en âge d’apprécier la valeur, nous en usions par grandes bouffées : cinéma, piscine, marionnettes, jeux de croquet sur le pont, un paradis pour les enfants, parfois en perdition dans les coursives mais toujours ramenés à bon port par une âme charitable, c'était un monde enchanteur en service permanent.
Sortir de nos jeux pour respecter l'heure des repas était la seule contrainte. Pourquoi n'a-t-elle pas disparue de ma mémoire, cette anodine boutade ? Le serveur qui officiait à notre table, nous apportant les inévitables portions de « porc-salut » nous annonçait, petite courbette à l'appui : mesdames messieurs, ce soir du « cochon-bonjour », nous rigolions de bon cœur pour qu'il retourne satisfait en cuisine.


Le rituel passage des tropiques donna prétexte à bambocher autour et dans la piscine. Les premiers poissons volants signèrent notre entrée dans les eaux chaudes tropicales, nous étions partagés entre l'envie de découvrir cette île mystérieuse et le plaisir de jouir éternellement de ces vacances de rêve. Mais les océans, comme les rêves ont une fin, un matin le joyeux moussaillon s'écria « terre en vue ».
A terre, exubérants et bariolés, des petits attroupements accueillaient les passagers attendus, les autres, hésitants gouttaient déjà au folklore local des martiniquaises coiffées de madras à pointes, en grande robe ou en douillette, bijoutées de colliers chou, honorant les nouveaux métropolitains d'un chant du départ, « Adieu foulards adieu madras » qui servait aussi pour les arrivées.
Les quatre années qui suivirent ne furent qu'enchantement. Dans les années cinquante déjà, les ressentiments liés aux souvenir de l'esclavage avaient disparus, les métropolitains qui pour beaucoup ne restaient que quelques années, vivaient en bonne entente avec les populations locales, les amitiés se nouaient rapidement même si les habitats étaient clairement distincts. Dans nos souvenirs, les plages de sable blond du sud caraïbe ou gris des laves de la Pelée, la flore luxuriante de la forêt tropicale, site privilégié de nos cabanes, ont relégué très loin le lycée Schœlcher seul grand centre éducatif de l'île.
Exubérance, insouciance, ravissement... et inconscience de ce bonheur qui nous était donné, enfants comblés de l'eau et du soleil, il nous fallut pourtant quitter ce paradis. Bonne éducation oblige avaient décidé nos parents, nous devions rentrer en métropole pour accéder à des vraies vies d'homme. Beaucoup plus tard, je me suis de nouveau posé la question :
C'est quoi une vie d'homme ? C'est le combat de l'ombre et de la lumière… C'est une lutte entre l'espoir et le désespoir, entre la lucidité et la ferveur… Je suis du côté de l'espérance, mais d'une espérance conquise, lucide, hors de toute naïveté. Aimé Césaire
Dieppe nous accueillit dans la froidure et les brumes d'hiver, la crise du logement nous contraignit à des baraquements de fortune ; une nouvelle vie à laquelle, enfants plein de ressources nous trouvâmes rapidement d'autres agréments. Et puis de nouvelles villes, Bayonne, Tarbes, Lyon...
Au fil des années, des difficultés, des rencontres avec la misère, nous primes conscience que ces quatre années paradisiaques resteraient dans nos cœurs un joyau inoubliable. Nous restaient à découvrir, au fil de discussions avec des parents engagés, les injustices de ce monde, les inégalités trop criantes, les démesures dans la richesse et la misère,
Car enfin, il faut en prendre son parti et se dire une fois pour toutes, que la bourgeoisie est condamnée à être chaque jour plus hargneuse, plus ouvertement féroce, plus dénuée de pudeur, plus sommairement barbare; que c'est une loi implacable que toute classe décadente se voit transformée en réceptacle où affluent toutes les eaux sales de l'histoire ; que c'est une loi universelle que toute classe, avant de disparaître, doit préalablement se déshonorer complètement, omnilatéralement, et que c'est la tête enfouie sous le fumier que les sociétés moribondes poussent leur chant du cygne.
Remplacez bourgeoisie par caste dominante, Aimé Césaire est toujours avec nous.
Bien sûr, j'ai conscience que ce billet offre peu à échanger, égoïstement je l'ai écrit autant pour moi que pour vous. Dans quelques années, mémoire éteinte, je pourrai m'y replonger pour humer une dernière fois le parfum des îles.