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Billet de blog 23 janvier 2012

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Je me souviens des « aiguillées de paresseuse »

— « Allez, les filles ! Je veux voir de jolis points bien réguliers… Vous vous êtes bien lavé les mains, j’espère, avant de vous y mettre ? »— « Oui, Marienne ! »

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Illustration 1

— « Allez, les filles ! Je veux voir de jolis points bien réguliers… Vous vous êtes bien lavé les mains, j’espère, avant de vous y mettre ? »

— « Oui, Marienne ! »

Comme toujours, elle souriait de cette bienveillance qui était quasi sa marque de fabrique et ses petits yeux bleus, enchâssés dans l’entrelac des rides, pétillaient. Comme toujours, elle était en charentaises et portait, par dessus ses vêtements, une blouse en nylon qu’elle enfilait au matin, sitôt habillée. Et n’enlevait qu’au soir, au moment de se coucher. Souvenir de sa jeunesse à la ferme, nous avait-elle expliqué. Avec les animaux à nourrir, l’eau à tirer, la cuisine à balayer, fallait bien se protéger ! Elle était assise sur sa chaise paillée au bout de la table de cuisine, genoux sagement repliés, tête baissée sur l’ouvrage. Je revois son petit chignon natté, tiré sur l’arrière de la tête et son vaste front incliné.

— « Dis, Marienne, j’arrive pas à faire le nœud au bout de mon fil ! »

Alors elle mouillait son index et nous montrait comment faire. Ourlets, surfils, point droit, point arrière, bâti, boutonnières, point de chausson,  elle nous a tout appris, lors de ces jeudis après-midi de pluie. Sur la table de formica gris, de vieux draps monogrammés trop usés pour parer encore un lit, mais dont les meilleurs morceaux devaient être recyclés en torchons. De gros ciseaux à couper. Le fil. Celui à bâtir et le simili. La pelote d’aiguilles. Les dés. Faudrait voir à ce que « ses » filles n’aillent quand même pas un jour débouler dans la vie sans même savoir coudre un bouton ! Honte, elle aurait…

— « Les morceaux trop usés, vous les jetez, les filles. On en fera des chiffons… »

Sur le placard de la cuisine, le transistor jouait en sourdine des airs de ces années-là. Du Alain Barrière. Du Franck Alamo. Du Dalida. On fredonnait. Marienne cousait, nous surveillait d’un œil ou allait faire cuire un chocolat bien mousseux pour le goûter. Puis elle se rasseyait sur sa chaise paillée, genoux sagement repliés et ses charentaises aux pieds. L'horloge de la cuisine tictaquait doucètement dans l'après-midi calme. Les têtes se baissaient. Les « filles » s’appliquaient, soucieuses d’arriver la première au bout de leur ourlet ou de pouvoir montrer à l’arrivée les points les plus minutieux, les plus invisibles, les plus réguliers…. et d’être félicitées par Marienne. Ce n’était jamais moi qui l’emportais….

—  « Normal que tu t’emmêles ! Regarde les aiguillées de paresseuse que tu nous fais…. »

L’autre jour, alors que je recousais simplement un bouton sur le point de lâcher, l’expression m’est revenue. Et avec elle, l’odeur de la cuisine, les rengaines à la radio, l’ambiance studieuse et tendre, le chocolat chaud et les tartines, les chiffons épars sur le carrelage à nos pieds. J’entendais presque la pluie tomber incessante sur le jardin tandis que le soir tombait. Et le coq « déréglé » chanter son appel du soir, à l’heure de fermer les volets.

Si tu me voyais, Marienne. Regarde, je m’emmêle toujours. Je fais des nœuds partout. Même recoudre un bouton me met dans des pelotes inextricables. Tu sais, il ne faut pas m’en vouloir, mais il me semble que toute ma vie, je l’ai vécue en faisant « les aiguillées de  paresseuse » que tu me reprochais. Pour ne pas avoir à changer de fil trop souvent.  Pour ne pas avoir à plisser les yeux et viser le chas de l’aiguille. Louper. Recommencer. Louper encore. Pour arriver plus vite au bout de l’ourlet. Je n’ai jamais su coudre ma vie point par point. Bâtir avant. Faire des surfils pour ne pas que ça s’effiloche. Ni ravauder lorsque les coutures risquaient de lâcher à mes propres entournures. Non, tout cela je l’ai bâclé. « Ne soyez jamais partisanes du moindre effort », tu disais. Je te jure que ce n’est pas le cas. Je peux aussi me dépenser sans compter, tu sais.  Tu serais fière, de ce côté. Mais voilà, petite Marienne, ma plus que grand-mère chérie, ma si douce, ma si bonne, toi qui m’a tellement appris, il y a une chose que tu ne m’as jamais transmise. Une seule. Tu as juste dû oublier de le faire, toi qui n’oubliais jamais rien. Et cette chose-là, toi, toi, tu la possédais pourtant tellement. Elle était ton deuxième prénom. Ta vertu cardinale, celle qui avec la bienveillance, baignait ton front. Et t’éclairait de l’intérieur. La patience.

Et elle me manque bien trop souvent. D’ailleurs tout le monde me le dit. « Patience et longueur de temps. »

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