Depuis la seconde, le rite de passage que constituait l’accès au foyer du lycée nous avait détournés à jamais des enfantillages. La détention de cigarettes était tout juste tolérée, il fallait malgré tout se soustraire au regard inquisiteur du pion en dissimulant la clope allumée dans un capuchon de stylo, puis glisser le tout dans la poche du jean.
Les bars donnant sur la rue du bahut nous ouvraient grand leurs fentes à baby-foot et autres flippers. Les demi-pressions remplaçaient souvent le diabolo menthe. « Â nous deux, la vie ! ». Les choses « importantes » du monde des adultes nous étaient enfin accessibles.
C’est le jeudi après-midi que nous touchions aux moments de grâce suprêmes où chacun de nous pouvait afficher le bout de talent musical qui le portait vers demain.
Nous nous retrouvions pour jouer « let it be » même avec deux cordes, la bouche suffisait pour les arrangements les plus complexes escortant la guitare. Hmm ! Hmm ! Hmm ! Let it be…
Ongles courts aux doigts de la main gauche, ampoules à ceux de la droite, les accords laborieux plaqués tout le jeudi après-midi se payaient cash avant d’arriver au cal. Mais quel bonheur quand un accord mineur nous dégommait le cœur ; nous pouvions le refaire à l’infini.
Speaking words of wisdom… la, la, yeah !
Ce qu’il nous aurait fallu c’est un piano, mais bon on n’avait déjà pas de batterie, juste un tam-tam ramené de Dakar par un frangin mataf ; on n’allait pas mégoter pour si peu.
Le frangin en question avait aussi négocié des Philips Morris par paquets d’au moins cent, dans une boite en fer ; du jamais vu. La chambre en était toute bleue, la bouche amère et le cœur en vadrouille. Parfois, un mégot coincé entre une corde et le manche de la guitare brûlait un peu de vernis ; pas question de rater un accord pour un pauvre mégot. Le cendrier débordait sur la table où gisaient des partitions presque illisibles.
Un petit coup de Johnny Walker en début de soirée, juste avant de se quitter nous chauffait un peu les sangs : Let it be, Hmm ! Hmm ! Hmm ! Let it be.
Sûr qu’à ce moment précis nous étions mûrs pour la révolution ; mais pas cette révolution à deux cordes qui a fait de nous ce que nous sommes aujourd’hui : d’anciens soixante-huitards sans gloire.
Il est plus que temps de reprendre la gratte avec les six cordes pour jouer « Revolution » correctement maintenant.