
Cela devait être l’automne, quelque chose comme ça. En tout cas, la forêt était belle, incendiant le dôme au-dessus de leur tête de toutes les rousseurs ambrées que la nature savait inventer. Ils avaient marché longtemps, à pas réguliers, ni rapides ni lents, comme pour mieux profiter du spectacle, pour mieux humer l’air et les parfums d’humus, entendre les piaillements des oiseaux et le crissement sous leurs pas. Surtout savourer ce moment de liberté totale et la qualité infinie de l’instant. On ne savait pas encore ce que tout ça deviendrait. C’était les premiers jours. Il n’y avait pas longtemps. D’où aussi cette sorte de timidité à la fois précautionneuse et gaie pour préserver la suite, peut-être, sûrement, on ne sait jamais, on verrait bien. A un moment, ils avaient croisé un chevreuil qui s’était arrêté pile, les avait longuement dévisagés, tendant son museau de velours vers eux, et avait détalé dans les fourrés en contrebas. Moment magique. Pensée magique. Un signe ? Va savoir.
A force de marcher, ils s’étaient un peu perdus. Ils avaient ri, s’étaient imaginé devoir dormir sous le couvert des arbres, se construire une cabane de branches pour se protéger des sangliers et du froid. L’enfance n’était jamais si profondément tapie à qui avait su la conserver au cœur et malgré les décennies, elle affleurait encore en chacun d’eux. C’était probablement même ce qui les avait réunis. Mais ils ne le savaient pas. Lui était un taiseux. Il marchait en silence, tout à ses rêves. Elle, c’était tout le contraire : elle s’extasiait, racontait, chantonnait, sifflotait, comme de peur de laisser toute éventuelle gravité s’installer. C’est elle, finalement, qui avait retrouvé le chemin. Un sens de l’orientation peu commun. Il en fut un peu vexé : n’était-ce pas au départ ses bois à lui ? La région où il était né ?
Et soudain, lorsqu’ils regagnaient l’orée, elle était là. Jetée dans un fossé, à moitié enfouie sous les feuilles. Son cadre tout rouillé où l’on devinait encore quelques traces de ce qui avait dû être une peinture jaune et les roues tordues comme après un supplice. « Une hirondelle », dit-il. « Une hirondelle ? » « Oui, c’était le nom qu’on donnait à ce modèle de bicyclettes. Elles étaient fabriquées par Manufrance, à l’époque… Deux plateaux et trois pignons arrière. Et un guidon digne des plus grands coureurs. » Elle commençait à s’éloigner quand elle remarqua qu’il restait là, planté devant l’hirondelle fossilisée comme devant une relique. Elle revint sur ses pas, s’immobilisa à côté de lui, contemplant l’épave, quand soudain, le taiseux qu’il était se mit à parler.
« Tu te rends compte ? Quelqu’un en a rêvé pendant des années, de cette bicyclette… Il l’a d’abord repérée sur catalogue puis a été jour après jour la contempler derrière la vitrine, a mis de côté sou après sou pour pouvoir se la payer… Il s’est longtemps demandé s’il la prendrait rouge ou jaune d’or, a opté pour le jaune. Il a a essayé d’attendrir ses parents, ses grands-parents … Il s’est appliqué en classe pour les convaincre d’arrondir son argent de poche, peut-être même qu'il a réussi à ne pas avoir une seule note en dessous de la moyenne un trimestre durant. Même ses oncles et tantes, il a dû essayer de les taper. Et puis le jour est enfin venu où il a pu se l’offrir. Il a cassé sa tire-lire. Une vraie fête ! Il a paradé dans tout le patelin pour la faire admirer à ses copains… »
Elle le regardait, étonnée et un peu émue de le voir si chamboulé, quand il reprit : « Et puis maintenant, elle est là, toute rouillée, abandonnée… Et tout le monde s’en fout ! » Il se mit à rire, soudain, de ce rire surprenant de ceux qui ne rient pas souvent et leur transforme le visage presque totalement. Un rire quasi d’enfant. Doux, perlé, incessant, comme s’il ne pourrait plus s’arrêter, maintenant qu’il avait démarré. Elle glissa sa main dans la sienne. Et c’est à ce moment exact qu’elle sut. Cela allait durer très longtemps. Elle se mit à rire aussi. Eperdument. On verrait bien. On avait tout le temps.