Elle s’appelait Georgette mais toute la famille l’appelait Mémé Geo. C’est drôle la mémoire, le tri qu’elle opère dans nos souvenirs. Je n’ai plus de photographie de l’appartement de Mémé Geo. Un plan, oui, je pourrais l’esquisser mais un plan c’est bien sec, alors s’essayer à le dessiner cet appartement ? Tout compte fait, bien qu’il n’y ait rien à compter, sans doute est-il préférable de le conter, de fouiller ses souvenirs pour le remeubler.
On sortait du métro Laumière sur le trottoir du gymnase Japy. Je n’y ai jamais mis les pieds dans ce gymnase, la gym ça n’a jamais été mon fort. Je me souviens seulement des annonces de meetings, gymnase Japy (actuellement gymnase Jean-Jaurès... ndlr !), avenue Jean Jaurès … Bon, vous remontiez l’avenue sur quelques mètres et vous étiez rue Euryale Dehaynin. Pour moi, môme, dans ma tête de môme, s’appeler Euryale, c’était pas tout à fait normal. C’est bien plus tard que je me suis demandé qui pouvait bien être cet Euryale là. La plaque bleue nous le dit, marchand de charbon. Au bord du Canal, au bout de la rue et propriétaire, voilà comment laisser un nom pour engraisser les souvenirs…
Un hall banal dans un immeuble du début du XXème, pierres de taille en façade, petite bourgeoisie à l’intérieur. Un escalier et une concierge. Peut-être Madame Paulette, je ne sais plus très bien mais mémé Geo entretenait de bonnes relations avec Madame Paulette et nous en parlait, chaque dimanche quand elle arrivait pour le déjeuner. Lier avec sa concierge une saine cordialité permet l’échange de petits services, surtout quand vos rhumatismes vous découragent de monter les deux étages. J’oubliais, c’était au 3, juste à droite en venant du métro.
Au second pas beaucoup de lumière.
Je me souviens de l’avenue Laumière que nous remontions pour passer un moment aux Buttes Chaumont. Gigantesque le rocher pour le môme que j’étais. Lumière, Laumière, l’enchaînement des souvenirs, les associations d’idées que les mots créent. Alors je consulte et je trouve Laumière : nom de Xavier Jean Marie Clément Vernhet de Laumière (1812-1863), général d'artillerie, mort de ses blessures au Mexique…
Jean Jaurès traversé par un général, manque plus que les croissants. L’histoire ne dit pas non plus si Emile Zola avait acheté le charbon pour son poêle à Euryale Dehaynin.
Mais revenons, en tenant la main du grand-père Joseph des Buttes Chaumont vers l’appartement. Pépé, pas besoin d’y ajouter Joseph, l’autre grand-père étant déjà mort, ses poumons occis par un bon gazage en 14, Pépé allait direct s’affaler dans son fauteuil, à droite de la fenêtre. La pièce faisait office de salle à manger, table massive en bois non moins massif, quelques chaises tapissiers bon début de siècle et les deux fauteuils devant la fenêtre sur la rue. Il devait bien y avoir un buffet, souvenir envolé… Une porte vitrée à doubles battants, petits rideaux brodés pour qu’une fois fermées les battants préservent l’intimité de la chambre des grands parents. Le grand lit, très haut sur pattes, couvert d’un coutil matelassé aux motifs losangés faisait face à cette double porte, c’est le souvenir qui me reste. Étrange aussi le souvenir des couleurs, est-ce le gris du temps ou des couleurs passées pour qu’on se les remémore grises ? En entrant dans cette chambre, juste sur le mur de gauche, une énorme armoire que je vois encore briller de son acajou plaqué. Sa corniche frisait le plafond mouluré comme il se devait dans un immeuble bourgeois respectable.
Je n’ai plus de souvenir de tapis mais les patins en feutre qu’il fallait précautionneusement glisser sous ses chaussures devaient concourir au lustrage d’un parquet grinçant.
J’étais petit. Joseph je l’ai toujours vu vieux, les cheveux blancs. Maman me disait, tu sais, il les avait blancs à vingt cinq ans. C’était donc ça, Pépé avait toujours été vieux… Pépé déjà dans son fauteuil, patins arrimés aux pieds je traversais la petite entrée, laissant sur ma droite la salle à manger, j’entrais dans cette chambre toujours sombre, à main gauche. Les volets en bois, toujours fermés, ne pouvaient laisser passer que quelques filets de lumière venant d’une cour que je ne pouvais pas voir. Il y avait un lit, je m’en souviens trois quarts et une armoire, d’un bois plaqué de noir. Cette armoire magique pour moi dévoilait une bibliothèque quand on en ouvrait les battants, tirant sur une grosse clef qui ne manquait pas de tomber et j’entendais Pépé grogner.
Personne ne m’a jamais dit si ces meubles avaient un lien de parenté avec l’arrière grand-père Polonais qui avait été ébéniste à Varsovie. Son Joseph de fils avait été dessinateur industriel et avait épousé la fille de son patron avant la guère de 14 puisque ma tante et mon père étaient nés en 12 et en 15. L’usine de cet arrière grand-père, rue des Pyrénées fabriquait des pompes à bras, il m’en reste une belle photo de l’atelier de fonderie, prise en 1909. La guerre ne survit pas à l’usine qui fit faillite, l’arrière grand-père ne résista plus longtemps. Il fallait travailler et Pépé devint représentant de commerce. On ne m’en disait pas grand-chose à la maison parce que finalement c’était mon oncle, le mari de là sœur de mon père qui l’avait embauché chez Félix Potin. Mon père ne voyait plus sa sœur qui s’était convertie pour épouser son bourgeois épicier. On me parlait de la rue d’Astorg où je n’ai le souvenir que d’une seule visite, comme d’une colonie lointaine…

Agrandissement : Illustration 1

Au mur de la chambre sombre, deux cadres en bois, peints d’un blanc mat, enserrent deux petites gravures sous titrées « salon 1902 » et signées d’un possible J.Host. Un peu passées les maries-louises blanchâtres laissent voir une grand-mère et un enfant. Peut-être est-ce une maman, tout compte fait. La femme tient ce qui doit être un crayon et montre à l’enfant comment s’en servir. L’enfant est blond, cheveux bouclés. L’autre gravure ressort d’un filet à l’or finement peint sur la fenêtre de la marie-louise que d’aucuns nomment aussi passe-partout. Du paysage ainsi cerné de bords arrondis et dorés ainsi que de la femme et l’enfant il m’était toujours resté l’idée, encore môme, qu’il s’agissait de photographies. La pénombre de la chambre ne rendait pas service à plus d’expertise. Ces deux cadres sont les seuls souvenirs qui me restent de Mémé Geo avec, bien entendu l’appareil photographique que son père avait acheté en 1909.
C’est bien plus tard quand j’avais dit vouloir devenir photographe, je devais avoir vingt deux ans, que Mémé Geo m’accompagna chez son frère qui habitait Neuilly. Un frère qu’elle ne voyait presque plus. Embourgeoisé le frère, alors que rue Euryale Dehaynin les petites retraites ne permettaient pas l’opulence. C’est ce grand oncle qui détenait la si jolie petite valise en cuir noir où était rangée cette petite chambre de reportage dite Ernemann Klapp. L’intérieur de la valise aux bords découpés en forme de parenthèse est recouvert d’un soyeux velours vert. Quatre compartiments permettent de loger six châssis doubles contenant deux plaques de verre au format 9x12cm ou deux plan-films qu’il faut alors glisser dans un adaptateur ajusté pour corriger l’épaisseur au point de mettre la surface sensible à la bonne distance du foyer. Il y a également deux châssis à tiroir dans lesquels on peut mettre une douzaine de plaques ou de films dans leur adaptateur. Le tout en ébène et raffinement de l’époque germanique, tous les traits des vis soigneusement alignés. Un seul objectif Tessar, une ouverture si étroite que ce 6,3 ne facilite pas la main levée, le propre du reportage. Seule la toile de l’obturateur à rideau était déchirée, son revêtement caoutchouté ayant séché avec le temps.
C’est un Monsieur Bisch qui accepta de prendre l’objet dans son atelier de réparation, rue Pierre Nicole. Pour la somme de 100 francs il remplaça la toile, en 1969. Fermé et ne laissant qu’une ouverture de deux millimètres lors de son défilement, l’obturateur permet d’atteindre de deux millième de seconde si le ressort est tendu à son maximum, le cran douze… La petite chambre Klapp fonctionne toujours, plus de cent ans depuis son achat, trois cents quinze francs or en 1909. L’ensemble de la valise, à en croire le catalogue d’époque qui me reste, devait bien valoir les mille francs or. Une fortune en 1909 !


Agrandissement : Illustration 3

Si les digressions mémorielles nous éloignent de la géographie de l’appartement de Mémé Geo, le lecteur aura noté que pépé n’est plus là. Il faut donc encore user de ce satané flash-back qui n’a rien d’un flash mais peut nous éclairer sur le déroulement des faits.
J’avais dix ans et l’été Mémé Geo s’était chargée de mes vacances, direction chez les cousins à Marsannay la Côte, six kilomètres près de Dijon. Je me souviens du voyage en train. Une grosse locomotive à vapeur, une 141 R, l’américaine, les escarbilles dans les yeux à l’entrée des tunnels, juste avant d’entrer en gare de Dijon. Je me souviens du plaisir que j’éprouvais à sortir du compartiment, le couloir du wagon comme prémices de liberté et à m’agripper à la barre de la fenêtre suffisamment ouverte pour laisser mon visage dans le vent des cent à l’heure bientôt accompagné du couinement des patins de freins. Et puis un blanc, comment sommes nous allés de Dijon à Marsannay ? Sans doute le cousin Jean, viticulteur, est-il venu avec sa carriole et le cheval. Pour son Chambolle Musigny, pas à son meilleur perfide la légende familiale, mais à dix ans pas une goutte !
Ce n’était pas la goutte mais le souvenir de l’attaque qui avait dû prendre Pépé dans le bois au dessus de Marsannay, je me souviens de l’attente avec Mémé dans la petite maison des cousins. Onze heure du soir, toujours pas rentré le Pépé. Et puis enfin le vieil homme frappait à la porte, entrait et à notre stupéfaction marchait penché en arrière de tout son corps, plus de trente degrés qu’aucune loi de l’équilibre ne permettait. Mon imagination de môme était marquée, si bien qu’il n’y eut pas très longtemps à retrouver toute la famille, pour une fois réunie dans l’appartement de ma grand-mère. Pépé était couché, cette fois pour de bon dans le grand lit trop haut. Plus de coutil matelassé mais un drap et, allongé dans un costume noir, cravaté, en attente du père Lachaise.
Une des rares fois où il me fut donné de croiser mes trois cousins, les baisers visqueux de l’oncle épicier, le chignon bien séant de ma tante dévote. Tout ce monde pour un dernier verre et une fréquentation inhabituelle des commodités. De l’entrée, il fallait tourner à angle droit, c’est à dire à gauche. Dépasser la salle de bain qui était suivie des vécés, pièce borgne éclairée par une petite ampoule à filament, pistil d’une fleur en verre dépoli.
Au fond du couloir il restait à explorer la cuisine. Peu de souvenir ne m’en restent, un réchaud à gaz ou peut-être une gazinière, un évier de pierre brune et l’éternel brise-jet en caoutchouc bleu ciel. Fenêtre sur cour trop haute pour un môme de dix ans.
Maintenant seule Mémé Geo combattait ses rhumatismes pour venir déjeuner le dimanche. De la rue Euryale Dehaynin à la rue de la Fontaine au Roi, les escaliers du métro ne l’épargnaient d’autant moins qu’elle avait fait le détour par Notre Dame de Lorette pour apporter une tarte aux poires Bourdaloue…
Bien qu’elle eût cinq petits fils ma grand-mère me donnait toujours l’impression que j’étais le seul et je me souviens qu’elle avait plaisir à m’emmener au cirque Médrano, puis plus grand au TNP pour voir Brecht chez Vilar et ensuite chez Wilson. Il me reste la voix de Charles Denner, une énorme voiture sur la scène de Chaillot pour Arturo Ui.
Mémé Geo dût quitter cet appartement quand ses rhumatismes l’empêchèrent définitivement de marcher. Son fauteuil la suivit dans la maison de retraite où je lui rendais visite, maintenant photographe. Elle m’avait donné les deux gravures que j’ai accrochées dans l’entrée de mon petit logement près de nombreuses photographies. Ainsi je me souviens de Mémé Geo et me dit qu’une photographie serait une meilleure mémoire de son appartement. Elle avait rejoint Pépé au Père Lachaise.

Agrandissement : Illustration 4


Agrandissement : Illustration 5


Agrandissement : Illustration 6


Agrandissement : Illustration 7
