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Je me souviens....

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Billet de blog 27 février 2014

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Je me souviens de la Révolution menaçante

JE ME SOUVIENSCe jour-là, ma grand-mère avait ressorti son dentier du manteau de la cheminée où elle le planquait au milieu de ses hétéroclites friandises.

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Illustration 1

JE ME SOUVIENS

Ce jour-là, ma grand-mère avait ressorti son dentier du manteau de la cheminée où elle le planquait au milieu de ses hétéroclites friandises. Depuis quelques années elle ne le portait plus, au prétexte que les arrêtes de rascasse et les carapaces de crustacés (homards et langoustes en tous genres)  s'y coinçaient. Ça lui faisait une drôle de tronche, joues et lèvres rentrées jusqu’à la garde dans leur coquille Saint-Jacques tout compost confondu.

Je me souviens.

Tapis entre les incisives et les deux rangées de molaires de la fameuse prothèse, trônaient une dizaine de bagues dignes de Farah Diba, quatre ou cinq tours de perles fines, des pendants d'oreilles assortis aux bagues, tous d’authentiques pierres précieuses (émeraudes, rubis de première qualité, diamants), ainsi que quelques bracelets ad hoc. S'ajoutait à ce butin, une cinquantaine de Napoléon que, de temps à autre, elle exhibait non sans nous avoir expressément convoqués pour le seul plaisir mauvais de nous faire pâlir d'envie. Puis, lentement, sans se presser, elle rangeait ces objets de toutes nos convoitises avec une volupté ostentatoire, l'un après l'autre, dans leurs escarcelles de soie rebrodée, l'une pour les joyaux, l'autre pour les pièces d'or.

Je me souviens.

 Oui, nous étions le 8 mai 1981, l’avant-veille de la Révolution donc. Et ma grand-mère avait une pétoche d’enfer, se traduisant par des épisodes répétés de dysenterie satanique : la cure d’Ultra levure et de Lactéol n’y faisait rien. En outre (et surtout), claquer des dents sans ses dents ne va pas sans douleurs, raison de plus à l'exhumation du dentier.

 Je me souviens.

Son pote Giscard risquait de boire un bouillon sans caviar. Elle avait donc de nouveau chaussé son appareil, retrouvant derechef ce sourire mi-figue et néanmoins guerrier qui avait fait sa réputation.

Elle s’était parée de tous les bijoux qu’autorisait sa silhouette décharnée façon Alberto Giacometti, et avait attaché au moyen d’un mini-cadenas vicelard, les deux escarcelles à une ceinture qu’elle portait sous ses jupes, à même le cuir tanné de ses cuisses.

- "Et ça, ça fera l'affaire pour tout recouvrir !" s'était-elle exclamée en saisissant prestement une vaste cape de pluie en plastique qui lui servait au parc par temps de brouillard…

Je me souviens.

Elle avait sorti de derrière sa bibliothèque ses vêtements les plus précieux. Les tenues légères, les Chanel Dior and Co, les petits accessoires et les grandes gaudasses en croco et python. Elle les avaient entassés dans 6 énormes valises Vuitton datant de l’Occupation. Tandis qu’une formidable cantine de l’armée abriterait quelques œuvres d’art de grande valeur sorties d’une réserve spécialement aménagée pour leur conservation dans les caves.

 Mais le renard argenté, la zibeline et le vison de Sibérie, elle y avait foutu le feu ! Á la tombée du jour, au fond du parc, juste derrière notre petite chapelle.

Puis, tandis que s’élevaient la fumée et la puanteur de ces peaux brûlées, elle avait entrepris, en nuisette quasi transparente, une sarabande barbare autour du brasier en psalmodiant d’une voix sonore et caverneuse : « les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! Non non non, les-bolcheviks- ne-m’auront-pas ! »

Où comptait-elle donc s’exiler cette vieille connasse ? Se souvenait-elle seulement qu’elle avait congédié son chauffeur six mois auparavant, l’ayant accusé de la harceler sexuellement ?

 Quelques jours plus tard – c’était le jour de la cérémonie de la rose révolutionnaire au Panthéon, le 21 mai 1981, je me souviens, elle perdit définitivement la raison ainsi que l’usage de la parole. Et le 25 décembre de la même année, c’est une pneumonie foudroyante qui l’emporta. Le pape était au balcon mais à quoi cela pourrait-il servir désormais ?

 Depuis, bien que n’aimant pas cette vieille salope dont j’ai fini par hériter, je déteste les socialistes qui ont - quand même ! - mangé ma grand-mère toute vive.

Et vraiment - vraiment ! - pour pas grand chose... Rien de rien quoi !

Isn'it Mère-grand ???

On meurt souvent pour pas grand chose, pour presque rien toujours. Pour un mauvais songe souvent, en somme.

Ô Oui. Oui. Yes ! Je me souviens. Je me souviens de tout... là bas si loin !

Je me souviens de toute cette merde.

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