Grain de Sel (avatar)

Grain de Sel

Abonné·e de Mediapart

Billet publié dans

Édition

Je me souviens....

Suivi par 289 abonnés

Billet de blog 29 avril 2011

Grain de Sel (avatar)

Grain de Sel

http://www.decitre.fr/livres/quand-les-pylones-auront-des-feuilles-9791093554150.html

Abonné·e de Mediapart

Pavillon Beauséjour

Elle se souvient surtout du crissement des pneus sur les graviers. Une sorte de parc. Une lourde porte surchargée de serrures et de verrous variés. Au loin, on entendait des paons hurler leurs longs appels angoissés. Mais c’était très loin, peut-être même n’ont-ils jamais existé. On était arrivés. Tout du long, elle avait fixé la nuque de l’ambulancier au volant devant elle pour ne pas penser. Ça avait marché, elle avait réussi à se vider la tête et à ne même plus se sentir concernée. Et maintenant on était arrivés.

Grain de Sel (avatar)

Grain de Sel

http://www.decitre.fr/livres/quand-les-pylones-auront-des-feuilles-9791093554150.html

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Illustration 1

Elle se souvient surtout du crissement des pneus sur les graviers. Une sorte de parc. Une lourde porte surchargée de serrures et de verrous variés. Au loin, on entendait des paons hurler leurs longs appels angoissés. Mais c’était très loin, peut-être même n’ont-ils jamais existé. On était arrivés. Tout du long, elle avait fixé la nuque de l’ambulancier au volant devant elle pour ne pas penser. Ça avait marché, elle avait réussi à se vider la tête et à ne même plus se sentir concernée. Et maintenant on était arrivés.

La porte s'était ouverte. Une silhouette blanche venue l’accueillir, puis une deuxième. Un long couloir dallé. Quelques silhouettes hésitantes qui semblaient presque trembler au bord du champ visuel et qu’elle ne voulait pas regarder. Ensuite une chambre. Et le sommeil. Le sommeil longtemps. Combien de temps cela avait-il duré ?

 Plus tard, elle avait été transférée. Un autre pavillon, un peu plus vivant, plus gai, comme ils disaient. « Beauséjour », cela s’appelait. Un salon avec un vieux piano aigrelet. Des fauteuils en velours damassés. Un grand escalier de bois. Une salle à manger fraîchement repeinte avec des tables disposées en marguerites. Il y avait bien sûr là quelques silhouettes toutes courbées et comme fossilisées dans leur robe de chambre en laine des Pyrénées. Mais aussi des visages plus jeunes. Elle se souvient d’une jeune fille qui chantait à tue-tête : « Comme l’argile, l’esclave docile, je t’appartiens ». « Je suis juste malade d’amour », elle disait. Il y avait aussi un jeune homme aux cheveux peroxydés qui semblait passer sa vie à ricaner. Deux ou trois libellules à la maigreur tellement diaphane qu’elles semblaient ne pas tenir au sol. Immatérielles et presque bleutées. Avec, détail étrange, toutes une chevelure immense comme si c’était elle qui avait retenu le peu de vie circulant encore en elles pour leur permettre de se déployer quand même. Un Saint-Jean Baptiste en guenilles qui noircissait des cahiers et des cahiers. Une très jeune fille aux avant-bras sans cesse couverts de pansements qui souriait, souriait. Quand elle ne souriait pas, elle se scarifiait. Ou se brûlait. On la pansait. On ne la voyait plus pendant quelques jours. Et à nouveau elle était là et souriait. Une autre, enfin, qui dansait en robe du soir pieds nus sur les graviers de l’allée et répétait qu’elle n’avait rien à faire là et qu’elle voulait s’en aller….

Il y avait le parc, les bancs, les buissons, quelques statues moussues, la futaie. Bien sûr quelques histoires d’amour s’y jouaient. Caresses furtives. Griffures. Morsures. Des baisers. Des cris. Des larmes. Des crises et des drames. Des réconciliations, des retrouvailles. Une sorte de train-train qui s’était installé, ponctué par l’heure de la distribution des médicaments, écrasés dans du jus d’orange synthétique et servis dans des gobelets de plastique marqué au nom des résidents. Car c’était le nom qu’on leur donnait « résidents ». Personne n’était « malade » ici. Il n’y avait que des « résidents » et le « personnel soignant ». Néanmoins, les fenêtres des chambres ne pouvaient pas s’ouvrir. Les couteaux étaient à bouts ronds, comme ceux d’une dînette. La liste des produits ou articles prohibés était affichée noir sur blanc à côté des horaires de visites. Et parfois, à l’improviste, les chambres étaient fouillées.

Etranges années. Etait-ce des années d’ailleurs ou simplement des semaines ? On ne voyait pas le temps passer. C’était comme une parenthèse de vie arrêtée. Une à une, les robes de chambre en laine des Pyrénées s’étaient en allées. Parfois, il y avait de la neige sur les bancs du parc, parfois, c’était du soleil et les moineaux qui gazouillaient. Quand la grande S. se mettait à hurler et à tout casser au premier, on savait qu’ un mois s’était écoulé et qu’elle n’aurait pas encore cette fois-ci le bébé dont elle rêvait. Un bébé à elle, pour le serrer contre elle et l’aimer comme peut-être elle-même ne l’avait jamais été. Quand une des libellules est partie, on n’a pas su si elle avait été transférée ou si elle s’était envolée. Parfois des « résidents » partaient. Parfois d’autres arrivaient. A peu près tous passaient d’abord par la case « sommeil » et ce n’est qu’après qu’on les découvrait. Il y eut A., aux longs cheveux noirs comme un fleuve, qui jouait du piano sans poser les doigts sur le clavier, laissant la musique en suspens dans l’air. Il y eut G., une sorte de doux géant, qui adorait les chevaux et voulait partir au bout du monde en élever. Il y eut F., splendide madone aux rires en cascade qui, malgré ses plus de 100 kilos, irradiait de grâce et de légèreté. Et toujours la jeune fille en robe du soir qui dansait pieds nus sur les graviers et disait qu’elle voulait partir. « Je n’ai rien à faire ici, vous savez. D’ailleurs, je ne suis même pas déprimée ! »

Ces années-là, bien sûr, elle a très vite essayé de les oublier. Met-on jamais des choses pareilles sur un CV ? Ce n’est que parfois, en entendant crisser les pneus d’une voiture sur le gravier, qu’elle se rappelle. Ou en tombant fortuitement, entre les pages d’un journal, sur des nouvelles de l’un ou l’autre de ces ex-compagnons qu’elle avait cru oublier. Elle a ainsi appris que F. était devenue une artiste reconnue qui exposait de Paris à Barcelone, à Bruxelles ou à Lisbonne. Que le doux G. qui rêvait de chevauchées dans la pampa s’était jeté du haut d’un escalier. Que la jeune fille aux avant-bras pansés avait cessé de s’auto-mutiler et s’était mariée au jeune homme peroxydé qui lui-même avait probablement arrêté de ricaner. Ou que A., à la musique arrêtée, s’en était allée sur la pointe des pieds.

Nos plus belles années.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.