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Elle était de ce bleu qu’on dit « ciel » (même si le ciel n’apparaît que rarement de ce bleu-là, et encore, par certains petits matins de printemps uniquement), et ornée de lignes jaune pâle qui s’entrecroisaient, formant des carrés bien réguliers de 15 cm sur 15 cm approximativement. En fermant les yeux, je pourrais à nouveau sentir sous ma main le contact doux et tiède, rendu légèrement collant par les coups d’éponges répétés, et les légères craquelures qui s’étaient formées au fil du temps. C’était une vraie toile cirée, de celles qu’on faisait avant l’époque du vinyle et de la plastification à-tout-va. Sur l’endroit, elle était lisse mais un peu mate et lorsqu’on la retournait sur l’envers, on voyait distinctement la chaîne et la trame, légèrement rugueuses aux doigts. On plaçait un Bulgomme® dessous pour qu’elle soit plus souple, plus élastique et qu’elle amortisse les chocs de la vaisselle posée trop fort. De la vie vécue trop fort.
C’est en retombant sur de vieilles photos que je tentais de reclasser fin décembre (la saison des souvenirs qui remontent en rafales), que soudain, elle m’a sauté aux yeux. La nappe. La bonne vieille toile cirée qui, des années durant, a recouvert la table de la salle à manger de mon enfance. Elle devait mesurer environ 3 mètres sur 1,80 m, elle était là, elle trônait, et on y était tellement habitués qu’à force c’est à peine si on la voyait. C’est le sort des objets utilitaires. Quand ils font leur entrée dans la maison, on les remarque. Les premiers jours, on a même le regard attiré par eux. Et puis, on apprend à ne plus les voir. Ils se sont fondus dans le décor. Ils sont le décor, juste le décor. Ils n’ont plus que leur fonction. Ils n’ont plus d’existence. Et pourtant.
Et pourtant, cette nappe que j’avais oubliée m’apparaît aujourd’hui comme le centre exact, le cœur, le carrefour quasi-géométrique de nos vies passées. Le témoin inanimé de tant d’instants partagés, de repas, de conversations, de rencontres, de devoirs, de jeux, de cris, de scènes de famille, aussi. Parties de Mikado ou de Jeu de l’Oie, leçons à apprendre, discussions acharnées, itinéraires de voyages, invitations dominicales, signature de carnets de notes, devoirs d’arithmétique ou de français, batailles ou tarots, autorisations à demander, tragédies grecques parfois (ça aussi, on savait faire), réconciliations larmoyantes, c’est là que tout se jouait. Autour de la nappe bleue de la salle à manger.
Dès le matin, sa vie commençait. Je revois les lourds bols de faïence jaunes du petit déjeuner. Le café ou le chocolat. Le lait. Le pain. Le beurre et les confitures ou le miel pour les tartines. Puis c’était l’heure des baisers vite échangés et chacun partait vers ses activités. Retour pour certains membres de la famille à l’heure du déjeuner qui tout autant qu’un repas constituait une sorte de débriefing de la matinée. A nouveau, tout ce petit monde s’égayait jusqu’à l’heure du goûter qu’on prenait dans la cuisine pour ne pas salir la nappe. Car dans quelques minutes aurait lieu le rituel des devoirs, qui se célébrait justement face à face, de part et d’autre de la table de la salle à manger. Parfait pour s’entraider. Nine, la reine du compas, de la règle ou du rapporteur, m’aidait à tracer des lignes qui ne faisaient pas de pâtés et n’écorchaient pas le papier, tandis que je l’assistais pour les conjugaisons et les accords du participe passé. A nous deux, les notes se tenaient.
Le soir, une fois les filles lavées-dents-brossées-et-ouste-au-lit, la nappe reprenait une seconde vie. Mystérieuse, celle-là. Quand les grands-parents étaient là, c’était le tapis vert de feutrine qu’on déroulait pour une belote ou deux après le dîner. Quand c’était les Espagnols qui étaient de passage, c’était de longs conciliabules jusqu’à la nuit avancée. Ou bien c’était des réunions politiques, le bruit des chaises raclées sur le parquet, celui des rires ou des adieux sur le palier. Parfois aussi, les parents étaient seuls, et les gamines, là-haut, dans leur chambre en soupente, s’imaginaient que c’était forcément d’elles qu’on parlait…
Quand il y avait des invités, on tirait les rallonges de la table, on enroulait la nappe bleue et on la troquait contre le linge basque rapporté de vacances, avec serviettes assorties. Ou contre la grande nappe brodée offerte par je-ne-sais-plus-qui et qui était réservée aux grandes occasions car elle était difficile à laver. Mais sitôt les invités partis, la nappe bleue reprenait ses droits. C’était sur elle qu’on allait finir les restes, en reparlant de la journée, en récapitulant la semaine passée, en faisant des projets pour les jours à venir. « Ne mets pas tes coudes sur la table ! » « Non, finis ton assiette ! » « On ne joue pas avec la nourriture ! » Comment résister pourtant à tenter d’écrire son nom entier sur le rebord de l’assiette avec les petites lettres qui flottaient dans la soupe ?
La nappe de toile cirée bleue. Quelque chose de totalement tangible et fonctionnel. Banal. Utilitaire. Quotidien. Vraisemblable à l’excès. J’essaie d’écrire sur ce qui est vraisemblable. Une nappe est vraisemblable. Une soupière, un beurrier, un crayon, un compas et même une gomme sont vraisemblables. Ce qui est invraisemblable, c’est autre chose. Ce qui est invraisemblable, c’est les fantômes. Ce qui est invraisemblable, c’est que, de cette nappe bleue, je suis probablement la seule à me souvenir.