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Il y a quelques années, ma précieuse amie Catherine Coquio nous avait raconté à Etienne Tassin et moi - qui, sans doute, revenions d'un de nos séjours à Calais - la manière dont certains habitants d'une Syrie en guerre vivaient les villes d'Homs et d'Alep par leurs dessous afin d'éviter les bombes et les tirs qui striaient l'air du dessus. Pour continuer d'exister, de circuler, de se rencontrer, ils avaient construit des sortes de canaux sous-terrains reliant les maisons et rendant possibles les visites comme des formes paradoxales de sortie par le dedans. Marchant dans les ruelles pluvieuses de Mytilène, au lendemain d'une dure arrivée sur l'île de Lesbos (racontée ici), c'est cette image des rues syriennes qui, étrangement, me revient. Comme un relent spectral, elle vient témoigner de ce qui, en réalité, se joue aussi ici. Non pas en Grèce, ni sur cette île, mais au cœur sinistre de ce que l'Europe et ses frontières ont fait d'elle (comme de Chios ou Samos), c'est-à-dire en effet des zones de guerre. À la surface plus rien ne se voit, plus « personne » ne se voit et ce non-voir relate en creux la guerre menée depuis des années contre les migrants, contre ces sujets que l'on ne veut pas laisser habiter. Cependant, la doublure imaginaire, qui tord la géographie et a rapproché ce matin la Syrie, me laisse aussi penser – et si fort espérer – que l'on n'annule pas si facilement le vivant et les vivants résistants. Quelque chose, c'est sur, continue d'habiter autrement et de peupler, par les dessous et les marges invisibilisées, la localité dont le centre a été « nettoyé » de ses aspérités-altérités. Suivant les débris des murs juste polis, se façonnant dans les déchets produits par l'entreprise générale de rénovation des centres-villes où l'ordre et le propre doivent être rétablis, des « zones grises » se créent dans les marges des visions et dans les dessous des légitimes habitations.
L'ensemble des vies qui, quand elles n'ont pas été noyées en mer, sont piétinées sur terre, semble avoir appris à lutter contre cet écrasement en habitant pleinement les plis des territoires que l'on voit sans voir. C'est cela que des personnes réfugiées nous apprennent – et nous apprennent si sérieusement – à regarder comme l'on doit apprendre à regarder et écouter les récits et les actes de leurs résistances plutôt que de se contenter de ne parler que des entreprises de leur perte et éradication. À mesure que la guerre anti-migatoire s'est accélérée, les récits victimaires racontant le naufrage des victimes et la dramatique des vies échouées que l'Europe « tenterait » de secourir augmentent et se multiplient sans varier. On n'y parle pas des non-actes assumés par ces nouveaux secouristes qui, dans le costume des gardes côtés libyens formés par l'Europe, ont plus tendance à aider qu'à empêcher les noyades ; on y parle encore moins des actes de poids par lesquels les migrants parviennent non pas simplement à survivre mais à vivre, vraiment. Comme dans les sous-terrains qui, en Syrie, faisaient tenir la vie et ce pourquoi on tient à la vie – les rencontres, les échanges et pas juste la recherche de quelques denrées ou d'un bout de toile pour s'abriter – on trouve sur l'île de Lesbos des poches, des trous et des couloirs invisibles où des personnes réfugiées parviennent et réussissent à exister. Leur forme n'est pas si claire et localisée que les galeries fabriquées sous le sol syrien ou que celles qui ont pu être creusées lorsque les guerres menées en Occident acceptaient de dire leurs noms. Ces imperceptibles cavités sont pourtant les nouvelles tranchées de l'Europe, les conduits impropres, façonnés dans les broussailles avec le sable et la boue, au sein desquels les cibles d'un conflit tabou résistent et ripostent. Ils ne contre-attaquent pas la guerre qui leur est faite : ils font plus que ça en menant un conflit non pas contre telle ou telle nation ennemie mais contre le piétinement des vivants et la condamnation générale à l'aveuglement.
Ces tranchées cachées permettent de résister au parquage forcé, aux différents procédés de « mise en rétention » et d'éloignement, car elles maintiennent en connexion les habitants du camps excentré – où se trouvent actuellement non pas quelques migrants qui justifieraient, par leur petit nombre, le fait qu'on ne les voit pas davantage, mais près de 7000 ! - et le centre-ville qu'ils continuent d'occuper, d'activer dans ce qui est censé le caractériser – les espaces publics et, donc, les zones de croisement – et d'habiter en tant que citoyen légitime. Parvenant aussi à inventer courageusement leurs manières de « sortir par le dedans », les migrant.e.s de Lesbos ne sont pas plus des victimes qu'ils ne cherchent à être des héros ou des héroïnes. Ils sont des acteurs et des actrices d'une lutte menée pour « la vie qui vaut la peine d'être vécue » ; ils s'émancipent des assignations à « recevoir » en se donnant mutuellement des rendez-vous et des activités partagées allant de la séance de travail à la série de répétition nécessaires pour composer non pas une petite chanson, mais un vrai album ; ils ne se satisfont pas d'une éducation au rabais, limitée à l'apprentissage basique de l'alphabet mais plusieurs mettent en place des modes alternatifs d'apprentissage allant du cours de mathématique à celui de philosophie ou de sciences de l'environnement. Ils et elles ne sont pas les anonymes du groupe générique des « réfugiés » ; ils ont des visages, des noms et sont engagées dans des processus de subjectivations comme dans des recompositions de commun qui force l'admiration. Ils se nomment Rouddy, Coco, Israël, Meriam, et c'est en effet dans la plus grande admiration et le plus profond respect – qui demande aussi d'accepter de dépasser la honte d'être membre d'une Europe qui fait ce qu'elle fait – que je peux dire que, au lendemain de mon arrivée désastreuse sur l'île, ils et elles m'ont sauvé. Ils ont ramené le vivant et la lutte non achevé pour l'égalité.
LA RESISTANCE DES REFUGIÉS AFRICAINS ET CONGOLAIS
Il y a d'abord eu Rouddy. Je le connais depuis un certain temps, depuis ce temps du « juste avant », quand la guerre ne se montrait pas de manière si évidente puis si vicieuse. Il était présent lors de cette nuit des idées déjà racontée, et c'est particulièrement mon amie et fabuleuse alliée, Marie Cosnay qui avait échangé avec lui avant qu'il ne devienne l'un des précieux guides de son séjour au travers des camps – il en existait plusieurs à ce moment là de Janvier 2020 - et tranchées de Mytilène. Il fait partie de ceux qui ont si bien su nous laisser percevoir les différents degrés de violence perpétrés de février – au moment où des villageois anti-migrants sont venus de toute l'île et de ses environs pour chasser les réfugiés et que le nouveau gouvernement, Neo Democratia, envoyait sa police pour la même mission – jusqu'au confinement démarré en mars et arrêté... jamais. De loin, on pouvait croire que l'arrivée de la pandémie avait mis fin à ces violences qui, pendant quelques semaines qu'on a à présent oubliées, avaient transformé la ville en semblant de guerre civile ; en réalité elle les avaient juste déplacées et fait varier dans leurs modes d'application. Elles ne résultaient plus des gros bras soutenus par des visages rouges de haine et de colère mais de la froide cruauté de la gestion « sanitaire » du camp par les autorités officielles et autorisées (qui de fait en ont expulsé toutes les associations militantes et structures locales de solidarité). Cette dernière année a juste permis de légitimer - sans « salir » car à coup d'arguments avancés pour le « soin » et la santé des populations - ce que l'Europe fait depuis longtemps : une politique d'épuration, de « nettoyage ethnique » comme on pouvait le dire lors d'une autre guerre, celle des Balkans cette-fois. Afin de protéger le centre du virus dont les populations forcées de vivre dans des conditions sanitaires désastreuses ne peuvent qu'être porteuses – ça va de soi -, l'accès à la ville a été refusée aux exilé.e.s parqués dans le camp de Moria et sommés d'y rester bien plus longtemps que tout autre habitant de l'île. Pendant des mois trop longs et ne s'ajustant pas au calendrier des fins de confinement et autorisations de sortie données à la « population générale » - dont comme les roms, ils ne font pas partie - , ces milliers de personnes ont été tenues à distance et n'ont pas vu, ni en mai, ni en juin, ni en juillet dernier la levée des mesures. Le confinement ne s'est jamais vraiment arrêté et tout a fini par bruler. Le camp de Moria, on s'en souvient, a disparu dans les flammes en Septembre dernier et un feu symbolique a été mis aux campements décents qui permettaient aux migrants les plus vulnérables de se reposer et de circuler : Pikpa en Octobre 2020, l'ancien Kara Tepe le jour de mon arrivée à Mytilène, le 7 mai 2021.
Pendant tout ce temps, Rouddy n'a cessé d'oeuvrer et de construire, avec d'autres, des îlots de résistance tenant comme des poches d'eau au travers de l'île en feu. Il a créé le groupe RAD Music International – Refugees African Dance – au sein du camp de Moria et trouvé les espaces-temps nécessaires à ce que des artistes exilées et des enfants plus ou moins grands puissent se sentir exister, agir, créer. Pas condamnés à mener une vie de mort-vivant où la temporalité, n'étant plus scandée par aucun rendez-vous ni activité, se dissout, neutralisant du même coup la possibilité des expériences. En ce matin du 8 mai, il m'a donné rendez-vous dans l'espace d'une association locale – Siniparxi – où Rouddy est bénévole et qui, en plus de l'aide très importante qu'elle apporte au nouveau camp-prison, prête ses locaux chaque semaine pour les répétions. Là, en effet, la vie se reprend et elle prend chacun des corps qui habite le local transformé en studio de danse d'un côté, de musique de l'autre tandis qu'au fond une femme et un homme s'affairent à la couture des costumes du clip à venir. Les sourires, tout aussi présents et accueillants soient-ils, ne l'emportent pas sur le sérieux voire la gravité d'une concentration qui est donnée, sous couvert de répétition, à une humanité qu'ainsi on défend, maintient et gagne. Tous sont des réfugiés, ils savent – et Rouddy qui organise les déplacements, les cours, les autorisations... le sait particulièrement – qu'ils vont devoir quitter le local à une heure précise afin d'arriver au camp avant que celui-ci se trouve fermé jusqu'au lundi matin. En effet, les migrants qui, la semaine, ont le droit de sortir juste entre 9 et 18h et pour seulement 3 raisons : une visite médicale, la consultation d'un avocat ou des achats essentiels que seule une personne par famille est autorisée à faire – le dimanche n'en ont plus aucune autorisation. C'est le jour du seigneur, des sorties des familles et des retrouvailles entre « nous » dans des tavernes dont les terrasses sont « ouvertes » - sous condition. Elles demeurent fermées aux encampés qui, dès le samedi 16h doivent être rentrés dans le camp au risque de payer une amende de plus de 100 euros – avec quel argent?? - s'ils ne le font pas.
L'heure approche, c'est le fameux guitariste congolais Coco Wumba qui prend la parole pour dire, dans une gravité époustouflante que, en effet, l'heure est grave, on n'est plus là pour s'amuser : lundi on rentre en studio. Ici cela semble avoir presqu'autant de poids que le fait de prendre un bateau pour quitter les menaces de mort dont on est, comme Coco, la cible dans son pays. En effet, tenir à son rêve, à ce qu'on fait en « plus » de la subsistance c'est tenir sur ce supplément qui distingue l'existence de la survivance. Aller au bout de son art c'est quitter d'autres menaces : celles du piétinement de sa subjectivité, de son humanité, de sa confiance en l'égalité . C'est partir, c'est sortir sans sortir, c'est s'émanciper. Et ce n'est pas un rêve, c'est très concret : les conditions matérielles de cette émancipation sont trouvées par Rouddy et ses alliés au milieu de l'horreur d'un forçage à la disparition. C'est impressionnant. Il y a du matériel déniché, acheté grâce à des dons que le jeune homme de 30 ans a trouvé de différentes façons, un producteur qui, depuis Bruxelles, a préparé le logiciel d'enregistrement, un studio pour ce faire que RAD a construit dans cet espace de Siniparxi...

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C'est l'heure, les jeunes filles africaines qui répétaient - et qui ont été rejoint pour danser par 4 grecques venues aussi apporter des boissons et surtout retrouver leurs amis et Rouddy qu'elles assistent pour l'organisation de tout - récupèrent leurs affaires. Un jeune couple d'Afghan affairé, toute la matinée, à des enregistrements visuels et audio, montrent leurs prises à Rouddy et Tonton qui approuvent et les remercient. Pour certaines des plus jeunes, des taxis ont été prévus, les autres s'apprêtent à marcher plus d'une heure pour rejoindre le camp si éloigné. D'autres encore restent plus longtemps afin d'organiser la prochaine semaine de répétition - eux n'ont pas à rejoindre le camp car ils bénéficient d'un logement en ville. Le plus souvent, ces logements sont soutenus par un programme nommé ESTIA que le gouvernement grec vient d'annoncer qu'il allait arrêter. Les réfugiés auxquels, à Lesbos, l'association locale Iliaktida avait la mission d'offrir un toit seront à nouveau rejetés et, comme le camp actuel est déjà trop bondé, ils rendront légitime et d'autant plus urgente la construction d'un nouveau centre que l'on a déjà annoncé devoir être encore plus fermé. En attendant cette construction, « on verra bien » où les uns et les autres seront expulsés ou, comme à Calais, on fera comme si on ne voyait pas qu'ils ne sont envoyés nulle part mais juste contraints de rester là, se cachant dans les bois et vivant les jours comme des nuits.
ZONES GRISES DE LA MIGRATION ET LUEURS DES ASPIRATIONS
« Ma peur c'est qu'ils fassent de l'île une « zone grise », une sorte d'État d'exception, entièrement placé sous contrôle policier de l'Europe » me dit Mariza, la créatrice de la si formidable chorale interculturelle de Mytilène. En réalité, les zones grises sont déjà là, elles bordent le « bleu et blanc » qui doit reprendre possession du centre de l'île pour accueillir correctement les touristes. Ces tranchées grisées qui strient le sol de l'île, renversant sa charge utopique en la dystopie d'une prison pour migrants, sont néanmoins le creuset où les actes de Rouddy et ses compagnons rencontrent les combats de Meriam. Je retrouve cette dernière le lendemain matin. Nous sommes dimanche mais Meriam est là car, en plus de bénéficier depuis plus d'une année d'une place dans un des logements collectifs de Iliaktida, elle m'a appris par Whats app, il y a quelques mois, qu'elle avait obtenu son asile. Elle est donc tout à fait autorisée à rester en ville. Elle me rejoint dans un de ces cafés dont la diversité s'est perdue, vêtue d'un pantalon, d'une veste chic et de lunettes de soleil noire: une star iranienne sur le sol européen. Elle est belle et je suis certaine qu'elle va me raconter la suite des bonnes nouvelles. Malheureusement, pour cette ancienne leadeuse de la communauté afghane qui, à Moria, avait mis en place tant de structures et d'activités bénéfiques à toutes les communautés ; qui avait, une fois sortie du camp, trouvé un emploi dans une des associations locales accompagnant particulièrement les femmes victimes de violences et les personnes LGBT – Diotima – les « nouvelles », quand elles émanent des autorités en charge du sort de la catégorie « réfugié », ne sont ni bonnes ni nouvelles. Elles continuent de porter la vieille odeur d'une dramatique constamment rejouée : celle du rejet et de l'exclusion. Ainsi, l'obtention de son asile a moins offert à Meriam une plus grande autorisation à habiter ici qu'une nouvelle obligation de partir là-bas. Ces logeurs de Iliaktida lui ont annoncé, juste après l'acquisition de son asile, qu'elle devait quitter son appartement partagé : son changement de statut lui en ôte le bénéfice et la procédure veut qu'elle rejoigne à présent le « mainland ».
« Mainland ? What is it that you called mainland ? Main for who ? For what ? I live here, my children are in school in Mitilini, they speak greek... Our mainland is HERE now. I dont want to start again everything from the beginning. »
Elle leur a dit ça Meriam, et elle dit bien plus. Elle dit précisément ce qui se joue dans les modalités de « l'asile » qui, en Europe et en Grèce n'accueille pas mais rejette sans cesse et différemment ; n'abrite pas en donnant le temps de l'installation et de la fameuse « intégration » mais en effet joue cruellement avec la vie des exilés dont on désintègre les espoirs comme les possibilités de citoyenneté. Meriam que je connais depuis novembre 2019 et qui m'a toujours impressionnée par sa force, son courage de mère qui a décidé d'emmener ses deux enfants et son mari - qui, de santé fragile, ne trouve pas d'emploi mais s'occupe de la maison et des enfants « thats normal, we are sharing tasks » - me raconte cette épisode avec des larmes dans les yeux. Les premières que j'aperçois depuis que je la connais, malgré la dureté des histoires multiples qu'elle m'a déjà contées. Larmes de colère et du refus de voir que ce n'est plus elle qu'on condamne mais ses filles de 12 et 5 ans à qui elle ne veut en rien faire vivre à nouveau ça : être expulsé de chez soi et devoir tout recommencer à zéro. Le mainland qu'on lui propose n'est pas Athènes ni le principal continent mais une zone perdue de Crête. Là où, en effet, ces derniers mois, les réfugiés sont renvoyés.
On ne voit pas, on ne doit pas voir, il n'y a pas d'ailleurs, pas d'autre endroit proposé : tout est là dans un ici invisibilisé qui fend le monde en parts éclatés.
Depuis des années Meriam voit tout et surtout voit plus loin que ce qu'on lui demande de viser. Elle voit les fabriques d'illusions perdues, elle entend les signes tues et elle détourne le regard vers d'autres destinations. Elle ne s'est pas résigné à celle qu'on lui indiquait comme allant de soi – autrement dit de force – elle a détourné le regard et rouvert le champ de perception. Les larmes venaient peut-être de cela : moins du chagrin que de l'exercice, lui aussi grave et sérieux, d'un pouvoir de voir plus, qui allie à la colère la nouvelle aspiration. Meriam a fait dérailler la dramatique assignée et, la tordant, a étranglé les ordres donnés. Elle a choisi de rester et s'est mise à chercher un autre logement. Ses collègues, à qui elle a fait part de sa situation, se sont mobilisées et elles ont trouvé une petite maison qu'une propriétaire acceptait de louer à une « famille de réfugiés » qu'elle considérait au delà de l'identité générique. Comme Lakis, mon chauffeur de taxi rencontré à la veille, cette propriétaire agit l'hospitalité bien loin des programmes que suivent à la lettre les missionés de l'Union Européenne qui sont venus depuis des années enseigner l'accueil aux « amateurs » qui la pratiquaient. Se faisant, ils les ont surtout dépossédé d'une pratique qui vaut savoir et ont mis à la place la stupidité cruelle de modes d'asile qui n'en sont pas. Mais les tranchées relient les sujets qui, différemment, résistent au piétinement de l'hospitalité et les fait cohabiter. Meriam habite à présent une petite maison de la même manière que mes amis nés à Mytilène occupent les leurs. Elle est même voisine de certains et, comme moi ce matin, elle les accueille parfois.
Après notre café, elle m'invite à prendre un thé et à gouter le pain chaud que son mari vient de cuisiner. Leur petite fille dont Meriam m'a si souvent conté les exploits et notamment ses incroyables luttes pour l'environnement, me reçoit dans sa chambre et me montre sa bibliothèque. Elle n'est pas « la petite réfugiée » quasi analphabète, elle est l'incroyable lectrice de livres en grec, farsi, anglais et turc dont elle publie sur internet des commentaires et des critiques lus par une large audience. Elle a 12 ans et elle enseigne le farsi par zoom à des américains avec lesquels elle s'est faite amie, l'été dernier quand ils étaient allée en famille sur une plage voisine. Là aussi c'est impressionnant ou c'est juste la simple preuve d'une évidence constamment étouffée : les réfugiés ne sont pas des sujets à part, ils font partie de la commune humanité et, plus que jamais, en sauvent les conditions d'existence. La famille de Meriam est l'incarnation d'une émancipation non juste assignée à celle des « migrants » mais à celle valant aussi pour les femmes et les enfants qui, en occident, continuent d'être considérés comme les petits êtres à éduquer. La fille de Meriam, Aresou, est une enseignante, son mari est un homme au foyer et elle-même est plus qu'une employée d'une association, elle est l'inventeuse de quantité d'outils destinées à accompagner la vie des réfugiés arrivés ici, en Grèce comme en d'autres localités européennes. Sa dernière création est une plate forme « on line » d'éducation. Ce n'est pas un projet, c'est lancé et elle a réussi à trouver une jeune allemande pour assurer le suivi du site à présent qu'elle y a déposé un certain nombre de contenus permettant notamment un plus facile apprentissage des langues. Elle s'est adressé à plusieurs autres exilés pour composer ce corpus multilingue et pour le français c'est... Rouddy qui agit. Encore lui.

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Je le retrouve une seconde fois l'après midi, il me raconte tout ce que je n'ai pas vu à la répétition qui déjà m'avait ébloui. Il me parle notamment de l'école – Rad education – qu'il vient de créer dans le nouveau camp, permettant à des enfants et des adolescents d'étudier chaque jour. Le vendredi, après l'éducation physique ils ont la joie de choisir leur repas et avant-hier Rouddy a amené à tous des pizzas... Il y a six mois, ces « enfants là » auraient pu partager leurs repas avec d'autres enfants de Mytilène, mélangeant les saveurs et les couleurs. C'est ce qui se passait dans la formidable école de Mikros Dounias où enfants locaux et réfugiés apprenaient tout en plein air. On était dans l'ouvert, le possible et là encore il ne s'agissait pas d'une naïve imagination mais d'une réalisation pensée dans ses conditions matérielles, soutenue concrètement par des actes et des aménagements. Installé dans le campement de Pikpa, Mikros Dounias a été, au moment de l'évacuation, « recentrée » autrement dit, elle a été annulée dans tout ce qu'elle faisait. Après Rouddy qui, comme tant d'autres, a la nostalgie de ce projet dont le nom signifie "petit monde", je rencontre, une nouvelle fois, après un an et demi, Katerina qui l'avait initiée et Nefeli qui vient de rejoindre la structure. Elle le fait notamment car Katerina s'en va. Avant, elle non plus, elle ne partait pas, « l'ailleurs était ici » mais il s'est exilé du "petit monde" contraint, lui, de pivoter sur son centre, de se défaire des altérités qui l'occupaient en défaisant, du même coup, une bonne part de la dimension alternative de l'école. Certes Mikros Dounias continue de tenter des croisement avec les « autres enfants » mais tout est restreint et ça ne va pas s'améliorer. Pourtant, ça tient: Katerina part, Nefeli est une amie proche de Meriam et elles vont travailler ensemble aux prochaines étapes de la plate forme éducatrice. Rouddy y fera aussi intervenir son ami Israel qui, après avoir séjourné à Moria avait été déplacé à Samos où aujourd'hui il étudie l'économie et, parlant français, anglais et grec travaille dans diverses structures. Il était aussi là ce weekend, venu jouer un peu de guitare avec ses amis qu'il transportera virtuellement avec lui car il a crée une branche de Rad music là bas, à Samos. Les tranchées fracturent les territoires fermées, relient les îles séparées, explosent les frontières rebouchées et recréent des durées à tout ce qui a été arrêté : un trajet ou une aventure d'école mélangée et plurielle en tout point.
À la surface, on continue de nettoyer, de purifier - maintenant de vacciner – notamment pour mieux inviter les touristes à venir et les autres à déguerpir. Qu'ils soient les acteurs impropres des modes de circulations non vacanciers ou les sujets qui refusent de « circulez y a rien à voir » et qui insistent trop longtemps par leurs regards.
Dans les dessous repeuplés, les vies, les rêves et les récits se mêlent et constitue la dramaturgie vécue, de la migration dont les acteurs doivent être entendus, soutenus et avec lesquels aujourd'hui plus que jamais, nous continuons et continuerons de parler.
On ne retourne pas à Mytilène, pas plus qu'à Ithaque, mais on continue le chemin et la lutte pour l'égalité radicale des déplacements comme des installations.
Merci Rouddy, Meriam, Aresou, Coco, Tonton, Israel, Ange, Nefeli, Katerina, Ioula, Mariza, Joaquin, Lakis...de tenir sur ces exigences-là.
Pour soutenir l'école de Rad education c'est ici

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Camille Louis