
« La France passe, aujourd’hui, par la crise la plus grave qu’elle ait traversée ». Anatole Leroy-Beaulieu écrivait ces lignes dans un livre « Les doctrines de haine » paru en 1902. Il y a rassemblé la transcription d’une série de conférences données l’année précédente. Cet ouvrage est aujourd’hui réédité en Petite Bibliothèque Payot grâce à l’heureuse initiative des historiennes Valentine Zuber et Géraldine Vaughan. Elles l’ont doté d’une préface qui le met en relation avec la situation actuelle, nous permet d’approfondir cette notion de doctrine de haine et de la mettre en perspective de la notion de « phobie » depuis quelque temps en vogue. Anatole Leroy-Beaulieu est un intellectuel atypique. A la fois catholique et libéral, il incite les évêques français à souscrire à la loi de séparation des Eglises et de l’Etat en 1906. Il est l’auteur de nombreux ouvrages, notamment d’une remarquable et toujours utile enquête de dix ans sur « L’Empire des tsars et les Russes » en trois volumes, et d’essais contre l’antisémitisme dont « Israël chez les nations ».
Le titre complet du livre « Les doctrines de haine. L’antisémitisme, l’antiprotestantisme et l’anticléricalisme » surprend le lecteur contemporain. Est-il légitime d’amalgamer ces trois courants ? Quels critères l’auteur utilise-t-il pour fonder sa qualification ? Il vise ce qu’il appelle « l’esprit de secte ». Il décrit ainsi une mentalité sectaire. Il souligne : « Jamais, peut-être, depuis la Révolution, l’esprit de liberté, disons plus, l’esprit de tolérance n’a été plus bas… Le libéral, le vrai, celui qui veut la liberté pour tous semble une espèce en voie d’extinction… Le sens même de la liberté politique s’est oblitéré ; pour la sauver, nombre de ses prétendus défenseurs veulent supprimer la liberté religieuse, la liberté d’enseignement, la liberté d’association… comme si toutes les libertés n’étaient pas solidaires ». Voilà des lignes qui pourraient à juste titre être écrites aujourd’hui.

Anatole Leroy-Beaulieu identifie des ingrédients, des éléments, communs aux trois « anti » : l’intolérance des croyances d’autrui ; les antipathies de race et les préjugés nationaux ; les rivalités économiques et les rancunes politiques. Selon lui, l’antisémitisme se veut le vengeur du christianisme, le champion de l’unité nationale, le défenseur de la fortune publique et de la morale sociale. L’antiprotestantisme relève de la rivalité confessionnelle, d’un nationalisme étroit et de la compétition pour les places et les emplois publics. L’anticléricalisme revendique aussi un certain patriotisme, et pousse sa critique du cléricalisme jusqu’à la critique du catholicisme en tant que tel, et même à la critique de toutes les religions. Les trois « anti » ne se définissent pas eux-mêmes comme des doctrines de haine, mais, au contraire, comme des doctrines d’affranchissement face à des pouvoirs illégitimes.
Face à ces trois « anti », qui seraient plus ou moins consciemment inspirés par la mentalité coercitive de l’Ancien régime, Anatole Leroy-Beaulieu affirme : « L’Etat moderne ne doit être ni antisémite, ni philosémite, ni antiprotestant, ni protestant, ni clérical, ni anticlérical. Il doit être libéral… de façon que ce ne soit ni un avantage ni un désavantage d’être juif ou protestant, d’être catholique ou libre penseur ». Si on peut adhérer sans réserve à ce principe libéral, le tableau à trois entrées symétriques est inacceptable. D’autant plus que, au fil du livre, l’auteur ajoute à ces doctrines de haine « le socialisme qui glorifie la lutte des classes ». L’histoire, les fondements théoriques, les motivations, les méthodes, les conséquences de l’antisémitisme, l’antiprotestantisme et de l’anticléricalisme sont différents. Et ils se présentent chacun sous bien des formes distinctes.

Par ailleurs, Valentine Zuber et Géraldine Vaughan posent dans leur préface la question : doit-on considérer l’islamophobie comme une doctrine de haine ? D’autres font de toutes les religions monothéistes des doctrines de haine vis-à-vis de ceux qui n’en sont pas membres. Nous avons critiqué dans la présente édition « Laïcité » les manœuvres visant à cataloguer le « blasphème » comme un discours de haine. En distinguant la critique (légitime) d’une religion de l’injure (prohibée) envers un groupe de personnes en raison de leur religion. Ce travail d’analyse des notions de « doctrine de haine » et de « phobie » est non seulement légitime mais nécessaire. Il doit être mené dans le cadre d’un débat public libre et rationnel.
Notes:
Valentine Zuber est l'auteure, avec Jean Baubérot de "Une haine oubliée. L' antiprotestantisme avant le "pacte laïque" (1870-1905)" Editions Albin Michel.
Jacqueline Lalouette a écrit une "Histoire de l'anticléricalisme en France" Que sais-je ?
Une autre édition de la Ligue de l'enseignement sur Médiapart:

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