Alain Bauer, criminologue et président du Conseil d'orientation de l'Observatoire national de la délinquance, défend cette institution dont «les fonctionnaires (...) ne sont pas au service politique du gouvernement quel qu'il soit». Il répond ainsi à Laurent Mucchielli, qui sur Mediapart estimait, après la présentation des chiffres par le ministre de l'intérieur, que «les statistiques de la gendarmerie et de la police ne sont pas "les chiffres de la délinquance"». Ce mardi soir sur France 3, un débat opposera Alian Bauer et Edwy Plenel dans l'émission de Frédéric Taddéi, «Ce soir ou jamais».
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Depuis la création de l'Observatoire national de la délinquance (OND) en 2003 (devenu ONDRP pour intégrer les statistiques pénales et pénitentiaires en 2010), les polémiques sur les statistiques criminelles s'étaient peu à peu atténuées et concentrées sur leur mise en scène et leur interprétation, bien plus que sur leur niveau. Le rapport bipartisan Caresche Pandraud de 2002 avait permis de souligner les carences d'un système obsolète et archaïque et les dispositifs qui permettaient une «amélioration» du résultat, tant la statistique criminelle est un objet plus politique que scientifique.
Un outil avait réussi à sortir le processus du marécage, l'enquête nationale de victimation, expérimentée sous des formes diverses à partir de 1976, développée en 1986 pour le Cesdip, relancée en 1996 par l'Insee et mise en forme depuis 2005 par l'OND qui la conduit annuellement avec le concours de l'Insee. Destinée uniquement aux ménages et aux individus, sans aucun intermédiaire administratif, ce dispositif permet de demander aux victimes potentielles ce qu'elles ont subi, si elles ont porté plainte, de quantifier le sentiment d'insécurité (qui serait plutôt un climat pour sortir du débat psychotique sur la nature de ce vécu), et de comparer l'ensemble avec les outils tenus par les policiers et les gendarmes.
La présentation du bilan annuel de la criminalité le 21 janvier 2011 (pour la 5ème fois) a entamé ce processus visant à permettre une présentation des statistiques issues de l'activité de services de police et des unités de gendarmerie, de mettre en lumière les mains courantes et une partie des contraventions, de comparer les tendances issues des procédures enregistrées et la victimation déclarée, pour déceler les écarts éventuels.
Deux reproches essentiels sont émis, le plus souvent avant la présentation ou par ceux qui n'y participent pas. Le questionnement direct des participants étant très décalé de la critique par anticipation.
D'abord le choix de cette présentation «en partie double». En effet, le bilan annuel se divise en deux parties distinctes : celle de l'Ondrp, qui présente tous les éléments de la statistique, plus des éléments des enquêtes de victimation, et des données internationales et le discours politique du ministre de l'intérieur.
L'Ondrp commence systématiquement par rappeler le côté «partiel, parcellaire et parfois partial» de l'outil administratif. Partiel car il ne prend en compte que les crimes et délits (entre 3 et 4 millions au cours des 20 dernières années), mais pas les contraventions (plus de 20 millions, dont plusieurs centaines de milliers de 4e et 5e catégorie qui comptent de nombreux actes de violences). Après de louables efforts, la gendarmerie nationale permet de quantifier ce nombre, ce qui n'est pas encore le cas, faute de moyens informatiques centralisés, pour la police nationale et encore moins pour les polices municipales. Parcellaire, car l'outil ne prend en compte que les faits déclarés par les victimes ou découverts par l'initiative des services. Ce qui passait en main courante est désormais publié pour la police nationale, mais semble inquantifiable pour la gendarmerie (qui enregistre un gros tiers de l'activité criminelle nationale connue). L'effort mené grace à l'enquête nationale de victimation a largement permis de compenser ce manque, mais pour les plus de 14 ans seulement. Une enquête de victimation en milieu scolaire, après de longues négociations, est lancée cette année. Enfin parfois partiale, car la gestion des carrières de policiers et des gendarmes dépend aussi de l'outil statistique et, au niveau local comme départemental, des processus visant à «améliorer» les résultats sont parfois détectés. Ainsi, il arrive qu'en première année de nomination à un poste, un responsable policier ou gendarme découvre le tas de sable laissé par son prédécesseur qui, en attente d'une nomination dans un cadre plus ensoleillé et moins tendu, a mis en «suspens» une partie des faits. Ceux-ci ne disparaissent pas, mais sont victimes d'un «lissage temporel» qui les renvoie le mois (ou l'année) suivante. Ce n'est pas grave puisque «c'est la faute de mon prédécesseur». En deuxième année, sauf catastrophe, la situation ne peut que s'améliorer. En troisième année, dans l'attente d'une nomination dans un cadre plus ensoleillé et moins tendu, le tas de sable réapparait. Et ainsi de suite. Ce dispositif existant depuis toujours, il perturbait grandement la fiabilité mensuelle de l'outil, mais les tendances n'en étaient pas altérées sur le long terme. C'est d'ailleurs pour contourner cette difficulté qui existe dans tous les pays où la police enregistre les faits et les traite (donc tous les pays du monde) que l'ONDRP fonctionne sur douze mois glissants et pas l'année civile, et souligne les «accidents statistiques» lors de la comparaison de certains mois réduits à 26 jours comparés à d'autres l'année suivante qui en comporteraient 33... Mais rien ne se perd vraiment.
Le transfert en main courante, du fait de son informatisation largement soutenue par l'ONDRP, permet également de révéler le million de faits, dont plusieurs dizaines de milliers devraient se retrouver dans l'outil statistique.
Pour enfin se prémunir contre les effets cumulés de ces dispositifs, l'ONDRP se refuse enfin à diffuser un chiffre magique et unique de la criminalité et de la délinquance, car on ne saurait imaginer qu'un vol de cendrier et un homicide avec acte de barbarie en réunion et à main armée puissent chacun compter pour un seul fait...
A l'issue de cette première partie, il revient au Ministre de l'intérieur d'intervenir sur la qualité et l'efficacité des services, notamment sur les interventions d'initiative et les élucidations, qui ne relèvent pas à ce jour des compétences de l'ONDRP. C'est une communication politique, en général mélangée à une présentation des voeux et une illustration de l'action du gouvernement en place. Elle fait en général l'objet d'une critique puissante des oppositions politiques, dans un cadre très classique. On imagine sans mal les mêmes dans des rôles inversés et il n'y pas véritablement lieu de les commenter ici.
Depuis 2006, la majorité en profitait pour souligner l'efficacité de sa politique et l'opposition de mettre en avant l'échec de celle-ci. A partir des mêmes sources statistiques publiées par l'ONDRP. Pour la première fois cette année, il a été émis l'idée que l'ONDRP participerait à un processus de «maquillage» en «s'arrêtant de compter le 20 du mois». L'ONDRP travaille tous les jours et tous les mois. Le fait que le processus de «lissage statistique» puisse continuer ici et là a en fait été souligné publiquement par l'ONDRP depuis 2006 et fait l'objet de mises en garde publiques. De la même manière d'ailleurs lorsque les instructions de certaines parquets visant à ne plus enregistrer de plaintes pour des escroqueries au numéro de la carte de crédit sans vol de cette dernière. C'est à l'initiative de l'ONDRP, alerté par des officiers de police et de gendarmerie, que la chancellerie a publié un rappel à l'ordre national. Mais pendant plusieurs mois, l'indicateur national des escroqueries et délits économiques et financiers en a été suffisamment perturbé pour que l'ONDRP s'est refusé à le certifier en 2010.
Enfin, tous les ans en novembre, le rapport annuel public de l'ONDRP compare les tendances entre le bilan annuel de l'année précédente et les résultats de l'enquête nationale de victimation, pour souligner les écarts éventuels entre les tendances de ces deux outils complémentaires, et révéler la part des troubles subis par des victimes qui ne portent pas plainte, notamment sur le sujet majeur des violences intrafamiliales dont les principales victimes sont des femmes et des mineurs.
Les statisticiens de l'ONDRP, qui est un objet administratif non identifié, service de l'Institut national des hautes études de sécurité et de justice (INHESJ), mais dirigé par un Conseil d'orientation ou l'Etat est minoritaire (et comprenant des élus de l'opposition des deux chambres du Parlement), ne sont pas au service politique du gouvernement quel qu'il soit. Pas plus d'ailleurs que ceux de l'Insee. Les analyses sont présentées au Conseil d'orientation et une règle unique pour ce type d'institution interdit les abus de majorité en prévoyant un droit d'expression indépendant des membres qui contesteraient une interprétation. Il a d'ailleurs été utilisé deux fois depuis 2003 (par la Direction générale de la gendarmerie et par un sénateur de l'opposition).
Il est naturel et sain que l'ONDRP fasse l'objet de critiques ou de propositions d'amélioration, qu'il s'agisse de son indépendance ou de ses publications. Encore faudrait il rappeler les faits dans leur intégralité et ne pas confondre les choix de communication politique du gouvernement et l'obligation de service public de l'institution.
Chacun pourra se faire une opinion en consultant les publications de l'ONDRP sur le site www.inhesj.fr et se faire ainsi une opinion au delà des polémiques partisanes.