Billet de blog 4 mars 2011

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Ici et maintenant

«Absence, errance, incomplétude. Eh bien, me dis-je en marquant ma page, si c’est ça que le Dieu juif apprécie, attends un peu qu’il me rencontre».«Si une chose, et une seule, pouvait me définir, me dis-je, c’était cette incertitude, ce petit espace vide entre oui et non».

Christine Marcandier (avatar)

Christine Marcandier

Littérature

Journaliste à Mediapart

Illustration 1

«Absence, errance, incomplétude. Eh bien, me dis-je en marquant ma page, si c’est ça que le Dieu juif apprécie, attends un peu qu’il me rencontre».

«Si une chose, et une seule, pouvait me définir, me dis-je, c’était cette incertitude, ce petit espace vide entre oui et non».


Samuel Karnish, incarnation de l’homme moderne, est «monsieur Moitié-Moitié» : la quarantaine aujourd’hui, un jumeau mort-né à sa naissance, Sam a vu le jour à Rochester, dans l’état de New York. «À cause de la proximité du Canada, sa situation géographique lui vaut une caractéristique endémique dans toutes les régions frontalières : l’entre-deux». Même ses origines sont sous le signe du double : son père est Juif hongrois, sa mère un avatar blond et socialiste de Jackie Kennedy : «Je n’étais donc pas demi-juif et demi-autre chose, mais demi-juif et demi-rien. En un mot, j’étais un fils de l’Amérique». «Moitié, moitié», toujours. Surtout que Sam cultive un art du verre à moitié vide qui confine à l’esthétique voire à la métaphysique, il n’est jamais totalement heureux, trop ironique et modeste pour être pleinement déprimé. En somme, sa vie est un véritable gâchis, sentimental comme professionnel.

Dans un avion pour Houston, alors qu’il se rend au troisième mariage de son meilleur ami, il fait la connaissance d’un couple hassidique de Brooklyn, Aaron Brenner et sa jeune femme Madga, fascinante, attirante : «Elle avait les yeux très sombres. On aurait dit qu’ils absorbaient toute la lumière environnante», «son sourire, comme la plupart de ses expressions était quelque chose d’assez complexe : enfantin, intérieur, hésitant, peut-être même un peu cruel».

Le hasard de cette rencontre va profondément bouleverser sa vie : Sam se lance dans une véritable quête de lui-même, aussi bien amoureuse que religieuse, en un mot humaine. Au centre de ses questionnements, ce «ici et maintenant» dès le titre et qui revient comme une antienne toutes les 80 pages. «Il était temps de laisser mes échecs passés derrière moi, de me débarrasser de mes vieilles habitudes et de me plonger dans l’ici et maintenant».

Sam voudrait se reconstruire. Ses rêves d’écriture, d’amour sans nuages avec Melinda, ses espoirs de grandeur, tout a avorté :

Illustration 2

«Melinda partit s’installer à Boston. Sans que je comprenne vraiment comment, au moment du partage de nos biens matériels, elle s’appropria la plus grande partie des meubles et l’intégralité du rôle de victime à juste titre indignée. Je récupérai l’appartement, la chaîne stéréo, les dettes et le psy.
Je le vis une fois par semaine pendant les quatre années qui suivirent. Il s’appelait David Wolff. Il (…) n’aimait pas beaucoup les passages trop intenses ou les silences freudiens. Il n’avait jamais terminé sa thèse. Il n’avait écrit aucun livre ; et même, à en juger par l’état de son bureau, il n’en avait jamais lu non plus. (…) La première fois que je vis son bureau, je fus pris de pitié pour David, presque autant que pour moi-même. La ville était pleine de psys et je ne pouvais trouver mieux ? Un minable avec un diplôme d’assistante sociale ?
Mais ce n’était pas David le minable, bien évidemment. C’était moi. J’étais dans un sale état : seul, sans véritable emploi, animé d’une rage inutile et vaine. Pendant les années que j’avais passées avec Melinda, j’avais réussi à acquérir une certaine confiance en moi, mais je l’avais maintenant perdue. Il n’y avait désormais plus que le vide. Il n’y avait plus qu’à mettre de l’ordre dans les ruines, à faire une autopsie, et à vivre avec la responsabilité de l’échec. Toutes choses que David fut trop heureux de confirmer. À quoi est-ce que je m’attendais ? voulut-il savoir. (…) Il y a des narcissiques qui se vantent et d’autres qui s’excusent. Vous faites partie des seconds. Vous vous excusez quand quelqu’un d’autre vous marche sur les pieds.
- C’est possible, mais n’est-ce pas mieux que l’inverse ?
- Qu’est-ce qui est mieux ? demanda-t-il. Qu’est-ce qui est pire ? Les deux sont destructeurs ; les deux ont une idée trop élevée du rôle qu’ils jouent en ce monde. Mais vous, vous êtes du genre qui ne réussit pas à faire grand-chose».

Sam erre, pendant de longues années : pigiste, il est successivement affecté aux services Cinéma, Sport, Commerce, Politique intérieure et Sciences de son journal. Spécialiste de rien, «j’étais une sorte de naïf à demeure, un avatar local de Notre Lecteur – cette créature inconsistante qui feuilletait nos pages dans les toilettes». Amoureux, il est incapable de se résoudre à un quelconque engagement : «Un grand sage a un jour écrit que si nous nous marions nous le regretterons, et que si nous ne nous marions pas, nous le regretterons aussi. Je voudrais faire savoir que durant mon bref passage sur cette terre, j’ai eu l’occasion de connaître les deux situations décrites dans cette proposition : dans les deux cas, c’est vrai».

La rencontre de Aaron et Madga changera-t-elle la vie de Sam ? Il doit apprendre à faire des choix, à s’engager, à prendre sa vie en main. Un nouveau départ. Robert Cohen plonge dans les affres d’une vie ordinaire, entre désirs et angoisses, paniques et soudaines décisions, avec un humour irrésistible. Entre comédie à la Woody Allen et roman à la Leonard Michaels (qui fut son professeur de creative writing à Berlekey), entre Kafka (qui fournit l’absence de morale du dernier chapitre) et Auster pour la peinture de New York, Ici et maintenant est un bijou, un texte à la fois profond et drôle sur les hasards et leurs conséquences, chute et renaissance, les affres de l’inconstance et de l’envie de croire en quelque chose ou quelqu’un, pour enfin «aller quelque part».


CM


Robert Cohen, Ici et maintenant [The Here and Now], traduit de l’américain par Lazare Bitoun, Folio, 511 p., 7 € 80

Illustration 3

Les éditions Joëlle Losfeld, à l’origine de la découverte de Robert Cohen en France publient parallèlement Nuits insomniaques, second roman traduit de l’auteur d’Ici et Maintenant. Article dans le Bookclub.