Je reprends et continue la réflexion commencée dans mon billet précédent.
Il existe deux grandes formes de manipulation de la liberté, dans les sociétés néolibérales démocratiques.
Une première concerne la manipulation des individus, à l’aide des mécanismes d’engagement (voir précédemment). De multiples techniques existent, qui ont fait les beaux jours des commerciaux de tous poils. Mais ces techniques d’attrape-gogos, sur les foires et les marchés, ou sur les paliers des immeubles et aux portes des maisons, se sont développées et transformées à mesure qu’elles étaient vulgarisées et dénoncées. Elles existent toujours, et même les chercheurs qui en connaissent tous les secrets disent qu’ils peuvent s’y laisser prendre dans la vie courante, comme n’importe qui d’autre. Il ne s’agit donc pas d’un manque de connaissance et de rationalité, mais plutôt de mécanismes inconscients qui naissent dans les cerveaux humains dans certaines situations extérieures. Cependant, de toutes les techniques de manipulation connues, « l’affirmation de liberté » est sans doute la plus dangereuse… Nous avons du mal à croire les scientifiques qui nous exposent leurs travaux et les résultats de leurs expériences, tant nous répugnons à l’idée que notre valeur phare, celle qui nous est la plus chère et qui dirige notre société, est celle qui nous domine et nous exploite le mieux.
La seconde concerne la manipulation des groupes d’individus, voire la manipulation de la démocratie elle-même, toujours au nom de la liberté individuelle. Là encore, toutes les connaissances sont disponibles, mais comment les accepter ? Nous ne pouvons pas abandonner ce qui fait notre fierté d’êtres occidentaux « libres, autonomes, rationnels et responsables »… nous qui (soit-disant) avons inventé la démocratie, le meilleur système politique qui soit.
Pourtant, nous devons considérer avec attention ces résultats, si nous voulons sauver nos idéaux les plus chers… si nous voulons réorganiser le monde un peu mieux, à l’aide de ces valeurs incontournables que sont la liberté et la démocratie… Il s’agit de voir, essentiellement, comment nos ennemis les ont captées, pour nous manipuler… afin de lutter contre eux, avec une lucidité renouvelée.
Mais qui sont ces enfants de chœur ?
Je recopie le titre d’un paragraphe du « Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens » de R-V Joule et J-L Beauvois (PUG, 2002), page 237, et je recopie les pages suivantes en y ajoutant mes grains de sel.
Après avoir dénoncé les manipulations effectuées dans les entreprises par certains psychosociologues, voyant « dans la technique des décisions de groupe un outil de commandement », les auteurs s’intéressent à une deuxième vague de psychosociologues, centrés uniquement sur « l’idéal démocratique ».
Ceux-là, disent les chercheurs, « paraissent a priori bien plus sympathiques. Mais sont-ils vraiment en odeur de sainteté ? » Ou, pour le dire autrement, « doit-on leur donner le Bon Dieu sans confession ? ». Ne feraient-ils pas partie du « chœur des vierges » qui nous assourdit l’esprit, dans les sociétés néolibérales démocratiques ?
Pour R-V Joule et J-L Beauvois, ces psychosociologues de deuxième génération ont « négligé les visées théoriques et managériales » des premières recherches de K. Lewin, le véritable initiateur des réflexions sur la dynamique des groupes humains. Bien que « nourris de son héritage », ils se sont « abreuvés à d’autres sources : la non-directivité de Carl Rogers, l’analyse freudienne des résistances, l’idéal de sociabilité des mouvements communautaires, sans oublier le spontanéisme de la fin des années 60, qu’on a pu qualifier de baba-cool ».
Ces « vrais enfants de chœur »… « voient dans le dispositif de groupe la possibilité de l’émergence de l’authenticité (c’est moi qui souligne) et dans la pratique de l’analyse que permet ce dispositif, le moyen de parvenir à des décisions collectives qui s’enracinent dans des vérités individuelles et peuvent ainsi satisfaire (presque) tout le monde. »
« Aux idées de réforme ou d’évolution planifiée, ils préfèrent celle plus souple de changement, un changement dont ils se voient d’ailleurs assez volontiers les agents. »
« La démocratie n’est plus un combat, mais une révélation rendue possible par l’attitude sympathico-empathico-analytique de l’animateur de groupe. »
« Un collectif de salariés (versus, une société toute entière) ne doit donc plus être conduit, pour ces enfants de chœur, par un animateur habile. Haro sur la manipulation ! L’animateur est d’abord et avant tout à l’écoute… (Ne voyez-vous pas, en cet instant, comme notre président E. Macron sait si bien se mettre « à l’écoute » de tout un chacun, quand il le faut ?... Les journalistes nous l’ont assez répété : c’est extraordinaire comme il sait écouter… et puis on l’a vu, en bras de chemise, dans le Grand débat, retransmis en direct sur toutes les télés…). Il permet aux vérités de se dire et aux solutions les meilleures pour chacun, comme pour tous, de se dessiner. »
« Bien qu’il se défende d’être l’allié de quiconque, il (l’animateur épris de l’idéal démocratique) aura quelquefois (contrairement aux précédents animateurs faisant du management) l’occasion de se heurter au pouvoir établi lorsque celui-ci fait obstacle à la progression du groupe. Cela lui fait « quelque part » un peu plaisir, tant il trouve, dans cette confrontation au pouvoir, la preuve de sa virginité, et dans la connivence du groupe, les marques de son charisme. »
« Enfant de chœur jusqu’au bout des ongles, il s’enorgueillit même parfois d’être mis à la porte (de l’entreprise, mais peut-être aussi de la société… quand sa procédure de révélation démocratique sera allée trop loin ?…). Cela prouve au moins qu’il sent un peu, comme la vérité, le soufre. »
« Mais voyons cela d’un peu de plus près », nous disent R-V Joule et J-L Beauvois, tous deux professeurs d’université, et scientifiques ayant accumulé un grand nombre d’expériences, particulièrement réfléchies pour capter des mécanismes humains « socio-cognitifs » ayant des conséquences directes sur les choix d’action et les conduites concrètes.
« Le consultant met en place un dispositif de réflexion et de décision supposé permettre au groupe d’analyser et de traiter les problèmes, d’avancer peu à peu et démocratiquement vers les solutions les meilleures. L’animateur est convaincu qu’un tel dispositif est, d’abord, un dispositif d’analyse et de progression. Les gens analysent eux-mêmes leur situation, leurs attitudes, les contraintes institutionnelles auxquelles ils font face, les conflits qu’ils vivent dans l’organisation, la façon dont se nouent et se dénouent les liens affectifs, etc. Les solutions doivent se dégager de cette analyse, quand bien même cela prendrait du temps. Elles seront alors les meilleures, ou les moins pires. Telle est la théorie de l’enfant de chœur. Maintenant, rien n’interdit d’en avoir une autre (Beauvois, 1985, L’agent de changement et ses théories, revue Connexions, 45) »
« Certains avocats du diable n’hésiteront pas à considérer le dispositif un peu idyllique que nous venons de décrire comme un lieu prétendument d’analyse, en fait comme un lieu de persuasion. Dans un tel dispositif, en effet, de par sa place, son savoir réel ou fantasmé, la délégation qu’il a de la direction de l’entreprise (ou de la société) l’animateur pourra presque à loisir peser sur les solutions envisagées…/… Ce processus de persuasion est quelquefois rendu encore plus opérant par la présence de la hiérarchie dans le dispositif, même lorsque celle-ci affirme « qu’ici-on-est-tous-égaux ». Qui prétendra que l’adhésion d’un directeur, en particulier son propre directeur, à l’une ou à l’autre des solutions envisagées n’a pas plus de poids que l’adhésion d’un simple pair ? (De nombreuses études ont par ailleurs démontré le rôle de l’influence des experts, quand ils étaient présents dans des discussions de groupe, présentées comme démocratiques). En somme, là où l’enfant de chœur dit « analyse et explicitation », l’avocat du diable dit « persuasion et influence ».
Nous venons de vivre une séquence particulièrement forte de cette manipulation de l’opinion, grâce à la généralisation des experts sur les plateaux télé, et à la présence, à côté de l’animateur politique en chef (particulièrement démocratique, comme chacun sait) d’un « comité d’experts », sensé prendre les décisions « avec lui »… mais aussi « avec nous » !... au fur et à mesure de « son propre » (et de « notre propre ») « apprentissage scientifique face au virus nouveau »…
Toute cette mise en scène démocratico-experte semble permettre de justifier toutes les incohérences et de tolérer tous les scandales. Car :
On apprend en marchant… nous sommes une « nation apprenante »… Même Arte nous envoie le message, de manière quasi subliminale, en diffusant ses excellents documentaires. Face à ce nouveau « vivre ensemble en temps d'incertitude », nous voyons à peine que nous abandonnons « la démocratie » et la « liberté »... car ce n’est qu’ « en partie, et momentanément », bien évidemment... Certaines voix s’élèvent, heureusement, pour nous mettre en garde. Mais seront-elles assez nombreuses pour contrer le mécanisme social et cognitif puissant mis en œuvre ?
« Mais ce n’est pas tout (nous disent les chercheurs en 2002, en restant centrés sur la pseudo-démocratie installée dans certaines entreprises). D’autres esprits chagrins verront dans le dispositif mis en place un lieu privilégié où peuvent être prises des décisions engageantes. Nous ne pensons pas seulement aux décisions finales, décisions collectives qu’il faudra bien assumer. Nous pensons aussi à la décision initiale de participation, décision individuelle particulièrement propice aux effets de gel, surtout lorsqu’on la rend saillante (et en public), dès la première séance, par l’analyse de ses propres motivations (Celle-ci conduit systématiquement à des auto-étiquetages personnels et sociaux engageants (ex : « je suis un bon citoyen, qui a envie de trouver avec les autres une solution consensuelle et non violente »)). Nous pensons également à toutes ces menues décisions qui accompagnent le long processus d’analyse (ou de démocratie participative). » Les auteurs rappellent que les animateurs conseillent souvent de lire des livres, ou des rapports d’experts, ou de faire des enquêtes, chez soi, hors du lieu de travail, etc.). Tous ces actes émis en toute liberté, qui prennent du temps et de l’énergie aux participants des processus de démocratie participative, les engagent encore un peut plus à accepter les décisions finales, même si celles-ci n’apportent rien, ou pas grand-chose, à la réalité concrète vécue sur le terrain… Les points de vue changent, quand on est obligé, en toute liberté, de s’intéresser aux points de vue des autres, sans que jamais les termes exacts de la négociation réelle ne soient mis sur la table… « En somme, là où l’enfant de chœur dit « analyse », nous disons « engagement » »
Les processus d’engagement et d’auto-engagement gagnent à être connus, je l’ai dit dans mon précédent billet et je le redis ici. Nous avons du mal à y croire… pourtant, nous les vivons tous les jours.
Les pièges de la démocratie participative sont repérés depuis longtemps. Dès les début des années 1970, on parlait de "la participation, piège à cons"... Il semble que désormais, de plus en plus de militants la rejette, ce qui fracture souvent les associations, les syndicats, les partis politiques. Mais comment refuser de participer à la démocratie, à la main tendue pour vivre ensemble pacifiquement ? Comme le dit Laurent Mermet, chercheur en gestion stratégique et politiques publiques, directeur d’un programme de recherche sur les « concertations environnementales » observant pendant 10 ans (2000-2010) un grand nombre de processus de démocratie participative divers… « il va nous falloir changer de croyances, changer de théories… ».
Nous savons désormais que les concertations environnementales protègent très rarement l’environnement, sauf à être préparées à l’avance par des experts environnementaux et sociaux, capables de diriger un groupe restreint, sur un petit territoire, vers le choix d’une action concrète sur le terrain, prenant en compte les intérêts des uns et des autres (ce qui n’est pas souvent le cas !). Ces concertations réussies sont manipulatoires : elles travaillent sur l’adoption d’une nouvelle technique en « engageant » les participants pour leur faire « accepter » et « mettre en œuvre » la technique choisie. Dans la plupart des autres cas, les concertations peuvent améliorer momentanément les relations sociales… mais le retour sur le terrain relance souvent les crispations, car l’environnement n’est pas mieux protégé… Parfois les militants s’endorment sur leur satisfaction sociale et démocratique… à moins que l’association environnementale n’explose en vol, au cours de la concertation (qui dure de nombreuses années) à cause, justement, de la divergence de vue sur les moyens de la lutte. Dans les deux cas, des militants sincères se sont trouvés amoindris, pendant un certain temps.
« Malheureusement, nous devons admettre qu’il faudra attendre bien longtemps pour connaître le fin mot de l’histoire », disent les chercheurs en 2002. « En effet, la bonne foi de l’enfant de chœur est sans doute totale, qu’il soit un rescapé de la psychosociologie ou, le plus souvent, un adepte autodidacte de la démocratie industrielle (ou environnementale).»
« Point n’est besoin de lui attribuer quelques pensées machiavéliques pour le suspecter de produire des effets de manipulation. C’est là une méchanceté de la nature que dévoile (la théorie de) la soumission librement consentie. »
Ainsi, il ne s’agit pas de « jeter la pierre » à qui que ce soit. Il s’agit d’être vigilants, individuellement et collectivement, et d’agir le plus rationnellement possible, en connaissant nos propres fonctionnements et ceux de nos semblables, et en analysant précisément les situations dans lesquelles nous nous trouvons.
Car, concluent les auteurs, « s’il est facile de stigmatiser les pratiques d’un intervenant qui n’est que de passage dans l’organisation, il est plus difficile de stigmatiser les pratiques libérales de son propre chef. C’est qu’après tout, les salariés passent de longues heures avec leurs chefs et, dans ces conditions de promiscuité organisationnelle, il n’est pas aisé de choisir entre un chef autoritaire et un chef qui ne le serait pas, sachant que celui-ci récupère certainement en potentialité manipulatrice ce qu’il perd en autoritarisme. »
Dans un autre chapitre, les mêmes auteurs nous certifient cette triste réalité, qu'un grand nombre d'expériences ont observé. Que l'on soit "contraint par autoritarisme", ou "engagé en étant libre d'accepter ou pas"..., dans les deux cas, nous exécutons les actes qui nous sont demandés, le plus souvent… car des structures de pouvoir explicites ou implicites nous y obligent… La seule différence réside dans les explications que nous nous donnons à nous-mêmes. Dans le premier cas, nous restons conscient de la contrainte. Dans le second cas, nous courons le risque de ne pas la voir, et de nous attribuer à nous-même l'acte émis, et la volonté de le faire… Ce qui nous permettra de le reproduire "de nous-mêmes", voire d'en produire un autre dans le même sens, ailleurs, dans un autre contexte. Ces phénomènes psychiques ne sont ni bons, ni mauvais en soi. Ils existent. Tout dépend toujours des actes concrets mis en place, ou des conduites humaines, des interrelations mises en œuvre.
Le texte recopié ici, centré sur la démocratie participative dans les entreprises (que les auteurs ne confondent pas avec « l’auto-gestion »… une vieille lune d'avant les années 68-70… peut-être à remettre au goût du jour ???) date de 2002 (voire de 1987, dans sa première version). Effectivement, l’histoire progresse. Nous n’en sommes plus là. Au niveau environnemental, les ZAD se sont multipliées. Et en 2019, les « Gilets jaunes » n’ont pas accepté la main tendue, le piège du « Grand débat »… Ils ont créé leur « Vrai débat », et ils continuent d’essayer d’inventer de nouvelles formes de démocratie.
Cependant, ce n’est toujours pas la « fin de l’histoire »… Car dans une société, comme dans une entreprise, il existe des enjeux supérieurs à la liberté individuelle : ce sont les buts collectifs que l’on se donne !… Ce fait incontestable tend à être passé sous silence dans l’idéologie néo-libérale ancrée dans tous les esprits, centrée essentiellement sur les individus. Tant que la liberté et la démocratie apparaitront comme les valeurs ultimes, une forme d’hypocrisie règnera… Focaliser les esprits sur l’intérêt individuel apparait presque comme criminel, pour l’individu lui-même !!!
Il nous faut saisir quelles sont nos autres valeurs essentielles (la vie humaine et l’avenir de l’humanité ; la vie sur terre et l’avenir de la biodiversité) pour réorganiser nos discussions collectives et nos actes individuels. La pandémie est peut-être un bon moment pour cela.
https://blogs.mediapart.fr/sylkfeaar/blog/180320/preparer-l-avenir-changer-nos-valeurs-de-reference