Paul Kraus estimait que l'attitude d'Al-Fârâbî était au fond anti-mystique, que ni le style ni le contenu des Gemmes ne s'accordaient avec le reste de l'œuvre, et que sa théorie de la prophétie était exclusivement "politique".
Or, on peut constater que la terminologie du soufisme est répandue un peu partout dans l'œuvre de Fârâbî;
qu'il y a, ailleurs que dans les Gemmes, un texte qui fait écho au fameux récit de l'extase plotinienne dans le livre de la Théologie ("Souvent m'étant éveillé à moi-même...");
que la théorie illuminative de Fârâbî recèle un élément mystique indéniable,
à condition d'admettre que la mystique ne postule pas nécessairement l'ittihâd الإتحاد (la fusion unitive) entre l'intellect humain et l'Intelligence agente,
car l'ittisâl الإتصال (atteinte, conjonction sans identification) est, elle aussi, une expérience mystique.
Aussi bien Avicenne et Sohravardi sont-ils d'accord avec Fârâbî pour refuser l'ittihâd, parce qu'elle entraîne des conséquences contradictoires.
Enfin, il est abusif de "politiser", au sens moderne du mot, sa doctrine de la "Cité idéale";
elle n'a rien de ce que nous appelons "programme politique".
On se rallie sur ce point a l'excellent exposé d'ensemble que M. Ibrahim Madkour a donné jadis de la doctrine philosophique d'Al-Fârâbî.
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En premier lieu, on lui doit la thèse qui pose une distinction entre non seulement logique mais métaphysique entre l'essence et l'existence chez les êtres créés.
L'ecistence n'est pas un caractère constitutif de l'essence; elle est un prédicat, un accident de celle-ci.
On a pu dire que cette thèse faisait date dans l'histoire de la métaphysique.
Avicenne, Sohravardi, tant d'autres professeront à leur tour une métaphysique des essences.
Il faudra attendre jusqu'à Mollâ Sadrâ Shîrâzî, au XVIe siècle, pour que se produise un retournement décisif de la situation.
Mollâ Sadrâ affirmera la préséance de l'exister
et donnera une version "existentielle" de la métaphysique de l'Ishrâq الإشراق (l'Illumination).
À cette prise de position concernant l'être, s'origine la distinction entre l'être nécessairement être et l'être possible qui ne peut exister par soi-même, parce que son existence et sa non-existence sont indifférentes,
mais qui se transforme en être nécessaire du fait que son existence est posée par un autre,
précisément par l'Être nécessaire.
Cette thèse qui aura une si grande importance chez Avicenne fut exposée tout d'abord, par Fârâbî,
Même observation est à faire pour une seconde doctrine caractéristique qui la théorie de l'Intelligence et de la procession des Intelligences,
commandées chez Fârâbî par le principe: Ex Uno non fit nisi unum (ce principe sera mis en question par Nasîr Tûsî s'inspirant, sans le dire, du schéma de la procession des Lumières pures chez Sohravardi).
(...)
Les premières essences divines, les astres-dieux chez Aristote, deviennent chez Fârâbî des "Intelligences séparées".
Est-ce Avicenne le premier qui leur donnera le nom d' "Anges",
éveillant la suspicion d'un Ghazâlî qui n'y retrouve pas exactement l'image de l'ange qorânique?
Ces formes archangéliques crétrices ruinent-elles le monothéisme ?
Sans doute, s'il s'agit de la version exotérique, du monothéisme et de la dogmatique qui le soutient.
En revanche, les penseurs ésotériques et mystiques ont inlassablement montré que, sous sa forme exotérique tombe précisément dans l'idolâtrie métaphysique qu'il prétend fuir.
(...)
L'INTELLIGENCE AGENTE
Néanmoins, la figure du Xe Ange (l'Adam céleste) de l'Ismalisme correspond parfaitement à la Xe Intelligence qui ici, chez nos philosophes, s'appelle l'Intelligence agente فعال فعال ('Aql fa''âl).
Cette correspondance nous fait mieux comprendre finalement le rôle de celle-ci dans la prophétologie de Fârâbî,
parce que aussi bien dans toute sa théorie de l'Intelligence comme dans celle du Sage-prophète,
Fârâbî est quelque chose de plus qu'un "philosophe hellénisant".
Une comparaison proposée par lui a fait fortune; tout le monde l'a répétée ensuite:
"l'Intelligence agente est pour l'intellect possible de l'homme ce que le soleil est pour l'œil, lequel reste vision en puissance, tant qu'il est dans les ténèbres."
(...)
Elle est appelée le "Donateur des Formes" واهب الصوار (Wâhib al-sowar, Dator formarum),
parce qu'elle irradie sur les matières, leurs formes, et sur l'intellect humain en puissance, la connaissance de ces formes.
L'INTELLECT HUMAIN
Cet intellect humain se subdivise en intellect théorique ou contemplatif et en intellect pratique.
L'intellect théorique passe par trois états:
il est intellect possible ou en puissance à l'égard de la connaissance;
il est intellect en acte, pendant qu'il l'acquier;
il est intellect acquis, quand il l'a acquise.
L'IMAGINATION
Il est significatif que chez Fârâbî la théorie de l'Imagination tienne également une place essentielle.
Si l'on se réfère à l'œuvre de Mollâ Sadrâ Shîrâzî commentant l'enseignement des Imams,
INFLUENCE SUR LA SCOLASTIQUE JUIVE
on n'a plus le droit de dire que la théorie fârâbienne du prophétisme n'ait été prise au sérieux que dans la scolastique juive (Maïmonide),
car elle fruictifie abondamment dans la philosophie prophétique du shî'isme.
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Histoire de la philosophie islamique, Henri Corbin, Gallimard, 1986.
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Choix, dé-coupage, traduction arabe des notions, inter-titres, notes ultérieures, E'M.C.