Loin de nous la pensée de ramener la poésie des troubadours à la source unique de la littérature arabe.
D'autres se sont certainement exercées sur cet art complexe et raffiné, en particulier celle de la sublime hérésie des Cathares. (a)
Voyons pourtant quels sont les arguments qui militent pour la thèse arabo-andalouse.
Ils nous permettent de dégager la part, aujourd'hui incontestable, de l'apport musulman.
Ces arguments sont de deux ordres.
les uns se rapportent à la formes : rimes et coupes; les autres s'arrachent au fond : thèmes et inspiration.
D'abord la forme.
Parmi les formes lyriques populaires en poésie musulmane, l'une d'elle le zadjal, jouissait d'une bique toute particulière en Andalus.
Julian Ribera a dit de cette forme qu'elle était "la clé mystérieuse qui explique le mécanisme des formes poétiques des différents systèmes lyriques du momde civilisé au Moyen-Âge".
La strophe du zedjal est composée d'un tercet monorime suivi d'un quatrième vers de transition qui introduit un refrain dont la rime diffère de celle du tercet.
La rime du quatrième vers de transition dans toutes les strophes, car elle est celle du refrain.
À côté de cette forme principale, existent plusieurs formes dérivées du zedjal, comme le zedjal sans refrain.
L'origine du zedjal remonte au IX èmec siècle.
Le poète aveugle Mûkaddam ibn Ma'afa est considéré comme son inventeur.
Né de l'évolution de la poésie arabe, le zedjal est un produit séduisant de la rencontre et de l'union de deux civilisation, l'arabe et la romane.
Composé en arabe vulgaire d'al-Andalus, il a fait un grand usage de mots, voire de phrases entières et de tournures espagnoles.
Cette poésie populaire eut tout de suite un grand succès et se propagea rapidement dans tout l'empire de l'Islam.
Ibn Saîd, mort en 1274, raconte qu'il a entendu des zedjals d'Ibn Gûzman chantés à Bagdad plus souvent encore que dans les cités d'Occident.
En Europe - en dehors de l'Espagne, bien entendu -la forme du zedjal fait son apparition, au début du XII ème siècle, avec la poésie des troubadours.
C'est Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aquitaine, premier lyrique connu en langue néo-latine, qui l'introduit.
Marcabru, Jaufre Rudel et d'autres troubadours le suivent.
Guillaume IX a certainement pris connaissance du zajal lors de sa Croisade en Orient, peut-être même avant, car il est fort probable que des chanteurs andalous se trouvaient dans la suite de la veuve de roi Sanche d'Aragon qu'il avait épousée en secondes noces.
En tous cas l'hypothèse de l'origine latine du lyrisme occitan devrait être écartée.
"Parler de tercets latins est une perte de temps puisque l'on ne rencontre pas, dans la poésie latine du XI ème siècle, le tercet avec vers de rappel comme dans la poésie arabe de cette époque.
Nous constatons que la concordance du système arabe et du système roman révèle une parenté certaine entre eux.
Si l'on pense à la suprématie de la civilisation arabe du X ou XIII ème siècle et à la plus grande antiquité des exemples arabo-espagnols, l'explication la plus naturelle de cette relation de parenté est de supposer suenla poésie romane a imité la poésie arabe."
La discussion sur l'origine des thèmes de la poésie provençale et sur le caractère intime de son inspiration présente évidemment beaucoup plus d'attrait que la concurrence technique sur la forme des deux poésies.
Qu'est-ce que la chanson des troubadours ?
La caractéristique essentielle de ce lyrisme, qui la distingue de toutes les formes de poésie amoureuse connues jusqu'alors en Occident, est évidemment l'idéalisation de la femme, adorée à l'égal d'une divinité, et l'exaltation de l'amour chaste et spiritualisé.
C'est le leitmotiv de tout le lyrisme provençal omme de celui de Pétrarque et de Dante.
D'où vient cette vision de la femme, si contraire aux mœurs du pays où elle est soudainement apparue ?
"Il est évident qu'elle ne reflète aucunement la réalité, la condition de la femme n'ayant pas été, dans les institutions féodales du Midi, moins humble et dépendante que dans celles du Nord." (1)
Elle aussi, "loin de s'expliquer par les conditions où elle naquit semble en contradiction absolue avec ces conditions." (2)
Ce n'est pas, à jour sûr, chez les Grecs voluptueux de l'Anthologie ni chez les Romains, si foncièrement réalistes, qu'il faut rechercher les modéles et la source d'inspiration des troubadours.
La sensualité franchement étalée des Anciens est aux antipodes de la sensibilité occitane.
L'amour des troubadours est l'amour "perpétuellement insatisfait".
C'est de la cruauté même de la dame que naît la délectation morose du poète.
Pour virgile, l'amour n'est qu'une faiblesse, une dangereuse source de troubles,
Dans l'Enéide, le principal obstacle que le héros troyen doit combattre pour obéir à la volonté des dieux est son amour pour Didon.
L'Art d'aimer d'Ovide n'est au fond qu'une école de libertinage, un manuel de séduction.
"On ne saurait attribuer à la poésie latine la moindre influence sur la naissance, le développement et les progrès de la poésie provençale; l'indépendance de celle-ci saute aux yeux." (3)
Ce n'est pas dans les Saintes Ecritures non plus que la poésie provençale aurait pu puiser l'idée de la suprématie morale de la femme.
Ni l'Ancien ni le Nouveau Testament ne sont tendres pour elles.
Les Pères de l'Eglise la jugent sévèrement.
"Adam a été perdu par Ève et non Ève par Adam, déclare Saint-Ambroise; celui que la femme a conduit au péché, il est juste qu'elle le reçoive comme souverain, afin d'éviter qu'il ne tombe de nouveau par faiblesse féminine."
Tertulien n'est pas moins véhément, loin de là.
Voici quelques amabilités dont il gratifie la femme.
"Femme ! Tu es la porte du diable; c'est toi qui, la première, as touché à l'arbre et déserté la loi de Dieu.
C'est toi qui â persuadé celui sur le diable n'osait attaquer en force; c'est à cause de toi que le Fils de Dieu même a dû mourir.
Tu devrais toujours t'en aller en deuil et en haillons, offrant aux regards tes yeux pleins de repentir pour faire oublier que tu as perdu le genre humain."
Il serait tout aussi vain de chercher un encouragment au culte de la femme dans les écrits monastiques du Haut Moyen Àge.
La femme y est en général flétrie comme esprit de mal, être de perdition.
On se demande même si elle a une âme.
Le Concile de Mâcon met cette question en délibération.
Les romanistes qui ont refusé d'accepter la thèse de l'influence arabe n'ont pu, jusqu'à présent, lui opposer de théorie valable.
Les études historiques et les recherches des arabisants modernes versés dans la philologie romane tendent de plus en plus à confirmer la justesse des vues de l'école arabo-andalouse.
Les objections qui ont été faites contre elle tombent l'une après l'autre.
La principale objection portait sur la condition de la femme dans l'islam.
Elle avait déjà été formulée par Guillaume Schlegel, lorsque Sismondi avança, au début du siècle passé, l'hypothèse de l'influence musulmane sur le lyrisme provençal.
"Je ne puis me persuader qu'une poésie comme la provençale, basée tout entière sur l'adoration des femmes et sur l'extrême liberté de la condition sociale, ait été inspiré par un peuple où les femmes étaient des esclaves jalousement emprisonnées. (4)
le distingué savant estimait qu'il fallait ignorer à la fois la poésie provençale et la poésie arabe pour soutenir un tel paradoxe.
C'est précisément cette double méconnaissance, dont le reproche se retourne contre son propre auteur, qui explique l'erreur de Schlegel.
L'esclavage de la femme musulmane dans les harems mauresques n'était nullement ce qu'il croyait et la liberté de la femme chrétienne dans cours provençales était loin de l'image qu'il s'en faisait.
"Nous sommes surpris par la mention fréquente dû gardador (gardien de la femme) dans la poésie provençale.
Le gardador correspond au raquib de la poésie musulmane.
La liberté de la dame des palais provençaux et la servitude de la dame des harems andalous viennent coïncider tristement sur ce point : un gardardor ... un raquib ...
La femme du Nord et celle du Midi sont très proches dans un extrême de misère et d'excellence." (5)
Le jugement européen moderne sur la condition de la femme orientale est en général trop abrupt; il marque le manque de compréhension.
Personne ne contestera que l'évolution des mœurs musulmanes, surtout depuis que l'Islam est entre dans sa période de stagnation, fut défavorable à la condition de la femme.
Les Musulmans éclairés dont les premiers à se réjouir de son émancipation (...)
Il faudrait pourtant se garder de trop simplifier un problème complexe entre tous.
On commettrait une erreur grossière si l'on ne voyait dans la femme orientale du XII ème siècle qu'un être dégradé, écrasé par le travail domestique et réduit, par l'égoïsme de l'homme, au rôle avilissant de simple instrument de plaisir.
La réalité fut très différente, surtout en Andalus, où femme musulmane jouissait d'une liberté particulièrement étendue. (...)
"C'était pour lui plaire qu'ils cherchaient la gloire, c'était pour briller à leurs yeux qu'ils prodiguaient leurs trésors, leur vie, qu'ils s'efforçaient mutuellement de se surpasser par leurs exploits, par les fêtes les plus magnifiques." (6)
Sismondi, dont la science moderne confirme de plus en plus les idées larges et hardies, écrivait:
"Les femmes des Musulmans sont des divinités à leurs yeux, aussi bien que les esclaves et le sérail est bien autant un temple qu'une prison. (7)
La passion de l'amour a, chez les peuples du Midi, une bien autre ardeur, une bien autre impétuosité que dans notre Europe.
Le Musulman ne laisse approcher de sa femme aucun des soucis de la vie, aucune des peines, aucune des souffrances qu'il affronte seul.
Son harem est consacré uniquement au luxe, aux arts et aux plaisirs : des fleurs, des encens, de la musique, des danses entourent sans cesse son idole; jamais il ne lui demande, jamais il ne lui permet aucune espèce de travail; les chants par lesquels il célèbre son amour redoutent cette même adoration, ce même culte que nous trouvons dans la poésie chevaleresque, er les plus belles ghazeles (c) des Persans, les plus belles cassidas (d) des Arabes semblent des traductions des chansons ou des vers provençaux.
Avant de devenir une des règles essentielles de l' "amour courtois" et de la littérature provençale, le culte chevaleresque de la femme était une réalité quotidienne des mœurs musulmanes. (e)
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(1) Introduction à une anthologie des troubadours, A. Jeanroy, 1927.
(2) La poésie lyrique des troubadours, A. Jeanroy, 1934.
(3) Die Poesie der Troubadours, F. Diez, 1883.
(4) Observations sur la littérature provençale dans les essais littéraires et historiques, G. Schlegel, Bonn, 1847.
(5) Ibid. Ramon Menendez Pidal.
(6) Précis historique sur les Maures, M. Florian.
(7) Notons, en passant, que le mot حريم , Harem a le sens de sacré tout autant que حرام , interdit.
Le mot "tabou" rendrait assez bien cette idée.
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Visages de l'Islam, Haïdar Bammate, ENAL, Alger, 1971.
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Recherche et notes, hors corpus traité, E'M.C.
a) Le terme Cathare, du grec Katharos qui signifie "pur", est une expression injurieuse inventée en 1165 par le clerc rhénan Eckbert Schinau, soupçonnant cette secte, enracinée dans le Midi, de manichéisme (le monde étant mauvais, on s'en détache par la quête d'une pureté absolue).
Appelés, en raison de cela, Bonshommes et Bonnes Femmes, on les désigne aussi de différents noms, patarins, poplicains, publicains, piphles, tisserands ou boulgres (rappelant l'origine bulgare et balkanique des Cathares), à l'origine du mot bougre en français.
Ils aussi appelés Albigeois, par référence à Albi, ville du nord-est de Toulouse. Appellation ayant son origine dans le concile qu'a tenu la secte en 1165 au château de Lombert, sur les terres du vicomte de Trencavel à proximité d'Albi.
Première des assemblées ayant laissé une trace écrite.
Mais aussi les Parfaits, et Parfaites, terme attribué par l'Inquisition, avec le sens accusatoire de parfait hérétique.
Considérant que l'Église officielle "a trahi sa mission dès le pontificat de Sylvestre 1, sous le règne l'empereur Constantin le Grand.
Ils ne reconnaissent ni le dogme ni les enseignements de l'Église catholique, mais se revendiquant Chrétiens, ils se désignent sous cette appellation ou celle d'Amis de Dieu; ils ne reconnaissent pour sacrement que le "consolamentum" qui efface "toutes les fautes passées et garantit la vie éternelle."
(b) le zedjal ou zadjal ou zâdjal, nom arabe donne en Al-Andalus à une forme poétique similaire au Muwashash, utilisant exclusivement l'arabe dialectal et, s'adaptant parfaitement à la musique. (3)
Le Zâdjal atteint son apogée avec Ibn Quzman, poète andalou de Cordoue, qui s'en sert pour ses panégyriques, pour célébrer la nature, le vin et surtout pour chanter l'amour.
Le zâdjal est également utilisé par certains soufis.
Zâdjal, de l'arabe زجل, zadjala, émouvoir, (s')attendrir, délicater.
Il en existe trois formes.
Le zâdjal poétique, préservé uniquement à Constantine.
Le zâdjal de forme musicale chantée.
Le zâdjal espagnol moderne, le poète andalou Rafael Alberti et le poète majorquin Llorenç Vidal, fondateur du DENIP.
Après un distique introductif le zâdjal se compose de quatrains, eux-mêmes constitués par un tercet monorime et un quatrième vers rimant obligatoirement avec le premier distique.
En français, cette forme a inspiré particulièrement Louis Aragon qui le fait connaître par ses poèmes en accordéon dans Le fou d'Elsa.
Voir, aussi, Philéas Lebesque, un autre poète inspiré de cette forme, à son Livre des Zegels.
(3)Le Muwashshah, mot arabe, référant à la double ceinture enrichie de paillettes ou d'incrustations de pierres précieuses, métaphoriquement à une forme de poème et à la chanson en langue vernaculaire, à structure d'imparité, référant à l'Indivisibilité divine, soit trois ou sept strophes, avec une خرجة, khardja, vers finaux, en courbe d'épilogue.
Le Muwashashah, pièce tissue de coloris précieux, de perles vocales, inventée en al-Andalus, Espagne, probablement au XI ème siècle, par Ibn Bahja, parfois transcrit Ibn Badja.
Le Muwashashah, double ceinture, double lien amoureux, l'indélébile مهر, dot, à la femme, l'Aimée, dîme d'âme à la "Parfaite" la Perfection (traits et vertu émanée) de Dieu en Elle, sa décôtée, son à côté, son accotée, sa ci-devant permane, la femme à tous ses égards.
Le Muwashshah, parfois transcrit mouachah, muwassah ou hispanisé moaxaja.
Genre imité ét popularisé par les poètes judéo-espagnol tel Juda Halevi.
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(c) l'auteur écrit gazeles, au lieu de Ghazâl
(d) cassidas, au lieu de Qacida, le pluriel rendu par "s" en fin de mot est réprouvé par les arabisants qu'ils traduisent par Qasa'ide.
(e) cf. dont s'inspire Cervantès dans l'attitude de don Quichotte, singulier héros "arabe" épris d'égards chevaleresque pour sa Dulcinée.
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Un exemple de fortune affinitaire avec Aragon du Fou d'Elsa, magnifiquement imitié d'un prestigieux grand amoureux arabe, à son mourir d'aimer, Majnûn Lâyla, des Béni Amer en Arabie, avec ce zedjal tiré de sa série réunie dans Le fou d'Elsa :
LE VRAI ZADJAL D'EN MOURIR
Ô mon jardin d'eau fraîche et d'ombre
Ma danse d'être mon cœur sombre
Mon ciel des étoiles sans nombre
Ma barque au loin douce à ramer
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Heureux celui qui meurt d'aimer
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Qu'à d'autres soit finir amer
Comme l'oiseau se fait chimère
Il s'en va le fleuve à la mer
Où le temps se part en fumée
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Heureux celui qui meurt d'aimer
Le fou d'Elsa, Louis Aragon, Gallimard, 1963.
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Bibliographie :
Le chant d'al-Andalus, une anthologie de la poésie arabe d'Espagne, Hoa Hoï Vuong et Patrick Mégarbané, Edition bilingue, Actes Sud, 2011, Collection Sindbad.
Les trois ordres ou l'imaginaire du féodalisme, Georges Duby, Paris, 1978.
Poétique du Muwashshah dans l'Occident médiéval, thèse de 3 ème cycle, Saadane Benbabaali, sous la direction de R. Arié, Paris 3, 1987.
Poesie dialectal árabe y romana en Alandalús : cejeles y xarajat e muwassahat, Federico Corriente, Madrid: Gredos, 1998.
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Choix, découpage, apports croisés, bibliographie, notes, chapô, E'M.C,