L’attitude islamique dominante à l’égard du droit de l’État et des questions économiques
était diamétralement opposée à celle qui régnait en Chine.
Les confucéens se méfiaient du mode de gouvernement qui repose sur des codes juridiques précis.
Ils préféraient se fier au sens de la justice du letrré cultivé - lettré qui était aussi, postulaient-ils, un fonctionnaire de l’État.
L’Islam médiéval, en revanche s’enthousiasmait pour le droit
qu’il concevait comme une constitution religieuse issue du Prophète,
mais voyaient l’État,
la plupart du temps,
comme une regrettable nécessité, (b)
une insitution que les esprits vraiment mieux feraient bien d’éviter. (59)
•
L’une des raisons de cette vision des choses était la nature particulière de l’État islamique.
Les chefs militaires arabes, qui après la mort de Mahomet (a)
en 632 après J.C.,
ont conquis l’Empire sassanide et créé le Califat abbasside n’ont jamais cessé de se percevoir comme des habitants du désert;
ils n’ont jamais eu le sentiment de faire réellement partie des civilisations urbaines qu’ils gouvernaient.
Ce malaise n’a jamais été totalement surmonté, ni d’un côté ni de l’autre.
La grande partie de la population a mis des siècles à se convertir à la religion des conquérants,
et même quand elle l’a fait, elle ne s’est jamais vraiment identifié à ses monarques.
Elle a continué à percevoir l’État comme un pouvoir militaire,
nécessaire peut-être pour défendre la foi,
mais fondamentalement extérieur à la société.
•
Il y avait aussi une autre raison:
l’alliance très particulière entre les marchands et le peuple qui s’est constituée
contre l’État.
Après la tentative avortée du calife Al-Mamoun pour établir une théocratie en 832,
l’État a opté pour la non intervention en matière religieuse.
•
Les diverses écoles juridiques islamiques
ont été laissées libres
de créer
leurs propres institutions pédagogiques
et de maintenir leur propres systèmes,
distincts,
de justice religieuse.
Surtout,
ce sont les oulémas, les juristes,
qui, pendant ces mêmes années,
ont été les principaux agents de conversion à l’islam du gros de la population de l’empire,
en Mésopotamie, en Syrie, en Égypte et en Afrique du Nord. (60)
•
Or -
à l’instar des anciens
qui dirigeaient les corporations,
les associations civiques,
les confréries commerciales
et religieuses -
ils ont fait de leur mieux
pour tenir l’État,
ses armées
et son apparat
à bonne distance. (61)
•
« Les meilleurs princes sont ceux qui rendent visite aux religieux;
les pires religieux sont ceux qui rendent visite aux princes», disait un proverbe. (62)
Une histoire turque médiévale (c)
est encore plus claire:
Un jour l’empereur convoqua Nasreddin à la cour.
-Dis-moi, tu es un mystique, un philosophe,
un homme qui pense hors des sentiers battus.
•
Je m’interroge sur le problème de la valeur.
C’est une question philosophique intéressante.
•
Comment établit-on la valeur d’une personne
ou d’un objet ?
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Moi, par exemple.
Si je te demandais d’estimer
ma valeur,
que dirais-tu ?
•
- Eh bien je dirais
environ deux cents dinars.
•
L’empereur fut sidéré.
- Quoi ! ?
Mais cette ceinture que je porte
vaut deux cents dinars!
•
- Je sais, dit Nasreddin,
j’ai tenu compte
de la valeur de la ceinture
•
Notes, D.G.
• (59) Voici l’une des images favorites utilisées en Chine pour évoquer la domination des légistes sors la Première Dynastie tant détestée, ils fabriquaient de grands chaudrons de cuivre sur lesquels chaque loi était inscrite explicitement -puis s’en servaient pour faire bouillir vivants les criminels.
• (60) Voir Bulliet (1979); et aussi Lapidus (2002, p. 141-146) sur le processus de conversion. Etc.
• (61) «La plupart du temps, les milieux populaires payaient leurs impôts par l’intermédiaire de leurs notables et s’occupaient de leurs affaires.
De même l’État percevait les impôts, assurait la sécurité et, pour le reste, s’occupait de ce qui l’intéressait: la guerre extérieure, le mécénat des sciences et des arts, une vie de luxe ostentatoire » (Pearson, 1982, p.54)
+ Note réservée E’M.C.
• (62) Ce proverbe apparaît, attribué au Prophète lui-même, dans Le livre de la science d’Al-Ghazali (Ihya’ Kitâb al-‘Ilm, 284)
suivi d’une longue liste d’énoncés comparables:
«Saïd Bin Musaiyab a dit: «Quand vous voyez un religieux rendre visite à un prince, évitez-le, car c’est un voleur.»
Al-Auza’i (*) a dit: «Il n’est rien de plus détestable pour Allâh qu’un religieux qui rend visite à un dignitaire...», etc.
Cet état d’esprit n’a nullement disparu.
Une forte majorité des ayatollahs iraniens, par exemple,
s’oppose à l’idée d’un État islamique
en faisant valoir qu’il va nécessairement corrompre la religion. (Note, E’M.C. réservée prochain billet)
Dette: 5000 ans d’histoire - Le Moyen-Âge - David Graeber, Les liens qui libèrent, 2013.
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Notes, E’M.C.
(a) Aucun intellectuel anglophone (islamologue ou autre chercheur), concernant le Prophète ne dit ou a fortiori ne péjore à l’inversif «Mahomet» - mais Mohammed - qui devrait être immuable, à l’instar de tout nom propre, sans ré-torsion anagrammatique comme on le constate quasi systématiquement en trahitraduction française - l’auteur américain écrit Muhammad. C’est ainsi qu’on le retrouve, tétûment noté, dans les manuels scolaires quand bien même il s’agit d’un extrait de texte arabe!
(b) Voir, entre autre, sur l’in-contournabilité de l’État enfer-paradisié, Novalis, Kant, Marx, etc.
(c) Voir, Patrimoine arabe, Dj’ha, Djoha, Goha, et, entre autres ses variantes italiennes, Giuha, Gepetto, etc.
(*) Note à la note (62) de D.G.
Al-Awzâ’î, transcription (et phonétique) exacte du nom du Compagnon.
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Choix, découpage, séquençage, liens, E’M.C.