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L'islam et l'Occident

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Billet de blog 19 septembre 2017

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LE MYTHE DE L' "INVASION ARABE"

"Les Berbères formant la masse de la population, leur langue étant celle de toutes les parties du pays, à l'exception des grandes villes. Ainsi la langue arabe s'y trouve submergée sous les flots de cet idiome barbare, ce jargon parlé par les Berbères." C-A Julien. Si les Arabes_d'Orient furent ces conquérants refoulant les Berbères, comment la langue arabe peut-elle être "submergée"? Yves Lacoste

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

À lire nombre d'historiens contemporains et particulièrement les spécialistes d'histoire nord-africaine,

l'intérêt principal de l'œuvre d'Ibn Khaldoun serait de nous fournir directement une explication complète de la crise qui a mis un terme au développement économique et social du Maghreb. 

Selon ces historiens

faisant maintes références à Ibn Khadoun,

cette crise résulterait de l'invasion progressive de l'Afrique du Nord par des tribus d'Arabes Nomades Béni Hilal, venus d'Orient, suivis ensuite par les Banou Solaym.

Cette "invasion hilalienne"qui selon Ch. André Julien, le plus célèbre spécialiste d'histoire nord-africaine,  marqua le plus grave événement du Moyen Âge maghrébin (1)"

                      a débuté au XIe siècle.

"Elle fut la ruée d'un peuple nomade destructeur qui mit fin sans la remplacer par quoi que ce fût à une tentative berbère, dont rien ne prouve qu'elle n'eût pu normalement se développer et aboutir." (2) 

Dès l'abord, il importe de souligner que ni les Prolégomènes ni Histoire des Berbères, ne contiennent une étude systématique de la crise dont Ibn Khadoum a pu observer les effets au XIVe siècle 

Son œuvre ne contient pas l'exposé méthodique des causes profondes de ce phénomène  destructeur. 

L'Histoire des Berbères une succession de troubles de désordres, l'essor et l'échec de plusieurs tentatives de centralisation monarchique.

Mais le problème de la crise avec un C majuscule n'y est pas posé.

L'invasion hilalienne n'en est pas ne grand thème.

Elle est évoquée par Ibn Khadoun au milieu d'un grand nombre d'autres causes de désordre.

Les Prolégomènes, œuvre d'allure encyclopédique, contiennent un exposé méthodologique,

une analyse des structures sociales et politiques, 

une synthèse générale, 

mais ne décrivent pas pour l'essentiel cet effondrement spectaculaire que prétendent trouver les historiens d'aujourd'hui. 

Pour Ibn Khadoun,

l'arrivée des troupes hilaliennes au XIe siècle n'a pas beaucoup modifié ces structures.

L'étude approfondie de l'invasion hilalienne ne trouve place ni dans le plan systématique et analytique des Prolégomènes 

ni dans l'Histoire des Berbères 

dont chacun des chapitres est consacré à une dynastie. 

Les abondants développements que les historiens modernes ont consacré à "l'invasion hilalienne" et le rôle décisif qu'ils lui ont accordé dans l'Histoire de l'Afrique du Nord ne procède pas directement de l'œuvre d'Ibn Khaldoun,

ni dans la forme, ni dans le fond. 

Ils résultent d'une thèse construite

à partir d'éléments fournis par les Prolégomènes et l'Histoire des Berbères. 

La formulation d'une thèse en regroupant des données éparses est en soi une démarche parfaitement légitime. 

Mais ce qui l'est moins, 

c'est que la thèse de "l'invasion arabe",

facteur déterminant de l'Afrique du Nord médiévale

ait été établie en ne prenant en considération qu'une partie seulement des informations fournies par Ibn Khaldoun. 

Les historiens modernes qui ont formulé cette théorie ont laissé dans l'ombre tous les faits qui ne militaient pas en sa faveur. 

Or les réalités, d'une part, 

et les indications fournies par Ibn Khaldoun, d'autre part, 

sont souvent en contradiction complète avec cette thèse de l'invasion arabe.

                                    ---

Certes Ibn Khaldoun a mentionné à plusieurs reprises l'arrivée des nomades Arabes et les destructions qu'ils ont commises en Afrique du Nord.

"Mais aujourd'hui, je veux dire à la fin du VIIIe siècle (3), la situation au Maghreb a subi une révolution profonde, ainsi que nous le voyons et a été totalement bouleversée: 

des nations berbères habitant ce pays depuis les temps les plus reculés ont été remplacées par des tribus arabes qui dans le Ve siècle (4) avaient envahi cette contrée et suinpar leur grand nombre et par leur force avaient subjugué les populations, enlevé une grande partie de leur territoire et partagé avec elles la jouissance du pays dont elles conservaient encore la possession." (5)

Considéré isolement

ce passage qui a été maibtes fois cité, paraît certes fonder sur des bases solides la thèse des invasions arabes.

Mais comment comprendre cet autre passage d'Ibn Khaldoun ? (Au Maghreb) :

"Les Berbères forment la masse de la population et leur langue est celle de toutes les parties du pays, 

à l'exception des grandes villes.

Aussi la langue arabe s'y trouve submergée sous les flots de cet idiome barbare,

de ce jargon parlé par les Berbères." (6)

Si les Arabes venus d'Orient furent bien ces conquérants refoulant les Berbères,

comment la langue arabe peut-elle être "submergée"?

Certes, il est des passages célèbres car ils ont été abondamment commentés qui stigmatisent le comportement des nomades arabes. 

"Tout le pays conquis par les Arabes est bientôt ruiné ...

Sous leur domination la ruine envahit tout. (7)

Voyez les pays que les Arabes ont conquis depuis les siècles les plus reculés : la civilisation en a disparu ainsi que la population;

le sol même a changé de nature ...(8).

Les Arabes sont incapables de fournir der un empire."

Mais dans d'autres paragraphes assez voisins des précédents, Ibn Khaldoun vante les qualités morales et les vertus politiques des Arabes, 

"plus enclins au bien que les habitants des villes".

Il ne fait pas éluder cette apparente contradiction.

Ibn Khaldoun est trop bon historien pour pour oublier que 

les Arabes ont fondé de très grand et solides empires en Orient 

comme en Occident.

Il démontre enfin dans plusieurs passages essentiels,

que les organisations politiques valables.

que tous les royaumes nord-africains ont été fondés par des populations "nomades",

"arabes", 

ou par des tribus qui offrent des caractéristiques socio-politiques voisines.

Parmi ces fondateurs d'empires qu'Ibn Khaldoun range. à juste titre nous le verrons, dans la même catégorie,

il nous cite les Almoravides qui sont de vrais grands nomades sahariens,

les Fatimides qui sont pour l'essentiel des paysans de Kabylie,

les Almohades qui sont des montagnards du Haut Atlas marocain.

Il ne s'agit donc pas simplement de "nomades",

de "Bédouins",

d' "Arabes",

mais de populations qui ont des structures sociales et politiques voisines bien qu'elles se caractérisent par des "genres de vie" très différents. 

Certes, Ibn Khaldoun opposé méthodiquement deux grands groupes que les traductions désignent 

l'un par les termes de "nomades", d' "Arabes", de "Bedouins",

l'autre par celui de "sédentaires".

En réalité, Ibn Khaldoun désigne

radicalement,

d'ine part, un groupe formé par les ruraux, les gens du "Bled", qu'ils soient nimades ou cultivateurs sédentaires;

d'autres part, un groupe constitué par les citadins et les cultivateurs des régions suburbaines.

Si Ibn Khaldoun fait le procès des "Arabes" pillards, destructeurs, incapables de jeter les bases d'un État, 

c'est pour les opposer aux "Arabes" vertueux fondateurs d'empires. 

(...)

La pensée d'Ibn Khaldoun plus souvent citée de façon partielle que véritablement étudiée est donc extrêmement complexe et en apparence contradictoire.

Il est nécessaire de saisir le sens véritable d'importants passages qui, voisins les uns des autres et intégrés dans le même raisonnement se contredisent de façon évidente si on se borne à les envisager sommairement.

Il importe de saisir quels sont les véritables critères qu'utilise Ibn Khaldoun pour classer des groupes humains dont il souligne les différences radicales sans tenir compte des ressemblances ou des dissemblances de leurs "genres de vie". 

Malgré cette évidente complexité

qui aurait dû retenir l'attention,

la très grande majorité des historiens modernes de l'Afrique du Nord 

ont souscrit à cette thèse des " invasions arabes du XIe siècle"

qui aurait ruiné l'œuvre des sédentaires 

au Nomade qu'on assimile

ordinairement

et faussement 

à l'Arabe,

c'est-à-dire l'envahisseur étranger, 

on oppose systématiquement le sédentaire Berbère,

l'autochtone victime de l'invasion. 

                              ----------

Notes :

(1) Charles-André Julien,  Histoire de l'Afrique du Nord, Payot, 1931, page 374.

(2) Ibid.

(3) De l'Hégire, soit 1292-1397.

(4) L'équivalent de notre XIe siècle de l'ère chrétienne.

(5) P.1, p. 66

(6) P.III, p. 358.

(7) P.I, p. 310-311.

(8) P.I. p. 312. 

                           -----------

Le mythe de l' "invasion arabe", in, Ibn Khaldoun, Naissance de l'Histoire Passé du Tiers Monde, Yves Lacoste, Maspero, Collection "Textes à l'appui", 1973, pps 87, 88, 89, 90. 

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