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L'islam et l'Occident

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Billet de blog 25 octobre 2016

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LA POÉSIE ARABE (5)

Depuis les déserts brûlants de l'Arabie "Heureuse", si profondément mouvementée d'âme é-prise, jamais amutique à Houle, sourdine d'aquifère, à ce fumant fouillis de hiéroglyphes, roulis de rythmes équestres, nerveux affleurements de moirure, en fuie, trésor d'ostraca, verroterie solaire, pédoncules de lunes, aux aréneuses armoires du moi, nous échet, Geste, genèse de ce mourir d'aimer arabe. EMC

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Les chroniques abondent en préceptes de chevalerie, en traits de courtoisie.

(...)

Quelle que fût la position de la femme dans la vie réelle, sa position dans la littérature musulmane ne prêtre à aucune discussion. 

Il suffit de jeter un coup d'œil sur la poésie arabe pour le constater.

L'adoration de la femme fut, de tout temps, un de ses traits distinctifs et constants.

Nous le retrouvons déjà à l'époque antéislamique,.

Dès le VIème siècle, les poètes immortels des Mo'allakats (a) exaltaient la beauté de la bien-aimée, se désolaient de sa cruauté, de son inconstance.

C'est pour mériter son amour qu'ils couraient mille dangers, rivalisaient de bravoure et de magnificence. 

Chacun d'eux eut une dame de ses pensées.

Le génie d'Antar immortalisa le nom d'Abla, celui d'Imr ûl Kaîs (a') éternisa le souvenir de Fatima. 

L'avènement de l'Islam, si bienveillant pour la femme, les courants néoplatoniques qui firent leur apparition dans le monde musulman, à partir du IX ème siècle, ne firent que perpétuer et raffiner une tradition déjà ancienne.

L'amour spiritualisé, "l'amour et la mort", la soumission à la volonté de la bien-aimée, la joie dans la souffrance, le service amoureux, tous ces thèmes de l'amour courtois furent des motifs traditionnels de la poésie arabe avant de passer dans le lyrisme occitan.

Reprenons ces thèmes l'un après l'autre.

Le thème de l'amour platonique, est, sans doute, le plus important, le plus émouvant de cette poésie.

Nous avons des témoignages incontestables que les musulmans connaissaient le joli mythe de Platon sur les âmes sphériques qui se divisent en tombant dans les corps humains et dont les parties séparées se cherchent.

À leurs yeux, il trouvait sa confirmation dans le hadith du Prophète qui aurait dit un jour :

"Les esprits sont des troupes armées; ceux qui se sont connus Là-Haut font alliance ici-bas; ceux qui ne se sont pas connus se combattent."

Maçudî (b) qui se réfère expressément à la théorie platonicienne des âmes sœurs, cite, dans Les Prairies d'Or, les vers de Djamil Ibn Abd Allâh, parlant de sa bien-aimée Bôthâina (c) :

"Mon âme était suspendue à la sienne avant que nous fussions créés, avant d'avoir été sevrés et couchés dans le berceau.

Mon amour a grandi et s'est développé en même temps que nous; la mort ne pourra briser les promesses de cet amour.

Il survivra à toutes les vicissitudes du sort, et nous visitera dans les ténèbres de la tombe, jusqu'au fond du sépulcre." (1) 

Djamil était de la célèbre tribu des Banû Oudzra (d), où la conception de l'amour chaste, pur de tout élément charnel, avait trouvé son expression la plus intense, où les amoureux mouraient de leur amour.

                                          •

Stendhal s'était intéressé à l'amour arabe et particulièrement à l'amour oudzrite (e).

"C'est sous la tente noirâtre de l'Arabe bédouin qu'il faut chercher le modèle et la patrie de l'amour du véritable amour...

Je supplie notre orgueil de comparer les chants d'amour qui nous restent des Arabes et les mœurs nobles retracées dans Les Mille et une nuits aux horreurs dégoûtantes qui ensanglantent chaque page de Grégoire de Tours, l'historien de Clovis et d'Eginhard, l'historien de Charlemagne. (2)

Et Stendhal ajoute que nous devons à l'Orient et aux Maures d'Espagne :

"ce qu'il y a de plus noble dans nos mœurs, car les Provençaux du X ème siècle virent chez les Arabes qu'il y avait des plaisirs plus doux que piller, violer et se battre." (3)

Voici un récit qui a trait à l'amour de Djamil et de Bothâina, rapporté par Stendhal dans ses Fragments extraits et traduits d'un recueil arabe intitulé

"Le divan de l'Amour" (4) et (f) :

"Mohammad fils de Djafaar Elahuazadi raconte que Djamil étant malade de la maladie dont il mourut, Elâbas fils de Suhail, le visita et le trouva prêt à rendre l'âme :

O fils de Suhail, lui dit Djamil, que penses-tu d'un homme qui n'a jamais bu de vin, qui n'a jamais fait de gain illicite, qui n'a jamais injustement donné la mort à nulle créature vivante que Dieu a défendu de tuer et qui rend témoignage qu'il n'y a d'autre que Dieu que Dieu et que Mohammed est Son Prophète? (g)

- Je pense, répondit Ben Suhail, que cet homme sera sauvé et obtiendra le paradis, mais quel est cet homme que tu dis ?

- C'est moi, répliqua Djamil.

- Je ne croyais pas que tu professasses l'islamisme (h), dit alors Ben Suhail, et d'ailleurs il y a vingt ans que tu fais l'amour à Bothâina et que tu l'a célèbres dans tes vers.

- Me voici, répondit Djamil, au premier des jours de l'autre monde et au dernier des jours de ce monde et je veux que la clémence de notre maître Mohammed ne s'étende pas sur moi au jour du jugement si j'ai jamais porté la main sur Bothâina pour quelque chose de répréhensible." 

Stendhal continue :

"Quelqu'un demanda un jour à Urua ben Hezam (i) :

- Est-ce donc bien vrai, comme on le dit de vous, que nous êtes, de tous les hommes, ceux qui ont le cœur le plus tendre en amour ?

- Oui, par Dieu ! Cela est vrai, répondit Urua, et j'ai connu dans ma tribu trente jeunes gens que la mort a enlevés et qui n'avaient d'autre mal que l'amour." (j)

                                           •

Le thème de l'amour et de la mort, motif central du poème médiéval de Tristan et Yseult, reviennent constamment dans la poésie arabe. 

L'amour est une goutte puisée aux océans de la mort, une gorgée prise aux réservoirs du trépas,

dit un des cheiks qui discourent sur l'amour chez Yahia ben Khâlid, vizir de Harûn al-Rachid, dont les remarques subtiles nous sont rappelées par Maçûdi :

"La destinée a placé l'amour comme un filet où ne peuvent tomber que les cœurs sincères dans l'infortune... 

L'amour naît de la beauté de la forme, de l'affinité et de la sympathie des âmes.

Avec lui, la mort pénétre jusqu'aux entrailles et au fond du cœur, dit un autre.

"L'amour, son commencement est une folie et sa fin est une mort, dira l'exquis poète Ibn Farid.

                                         •

Le thème de la supériorité de l'aimée, de la soumission résignée à sa volonté, que nous avons cité comme une des marques de l'amour courtois, nous le retrouvons à chaque pas dans la poésie musulmane.

"La soumission est belle en l'homme libre quand il est esclave de l'amour", déclare al Hakam 1ier, khalife de Cordoue, mort en 822.

"Si tu charges mon cœur de ce qui est insupportable pour les autres, je le supporterais; si tu es hautaine, je souffrirais; si tu es orgueilleuse, je m'humilierais; commande, j'obéirais", dit, dans une de ses poésies, Ibn Zaidûn, poète du début du XI ème siècle.

                                           •

Une autre marque de l'amour courtois est l'acceptation résignée, sans espoir, des rigueurs de l'aimée, la délectation dans la souffrance amoureuse.

"Ai las, tant suavet m'aucis" (Quelle est douce, la mort, venant de toi), soupire Cercamon.

"Les délices de l'amour sont faits de ses tourments les plus ardents", affirme Ibn Ammar, mort en 1084.

"Quelle douleur que l'amour et qu'elle amertume !  Sois dédaigneuse ou aimable, juge-moi comme tu veux, fais-moi ce que tu veux";

c'est le cri passionné d'Ibn Gûzman, le plus grand poète andalou dans le genre du zajal.

                                          •

La conception de l'amour comparé au service féodal se trouve dans les deux poésies.

Les deux emploient un terme masculin -

midons - saydi - (k)

pour désigner la femme aimée. 

Toutes ces comparaisons, on pourrait les multiplier et les approfondir à volonté.

Mais les exemples cités suffisent, croyons-nous, à démontrer l'étroite parenté des thèmes d'inspiration entre la poésie musulmane et la poésie provençale.

(...)

Similitude de thèmes, d'inspiration, de forme, coïncidence dans le temps, existence de voies de communications certaines; si l'on veut bien tenir compte aussi de l'interpénétration des civilisations islamique et chrétienne à l'époque qui nous intéresse, si l'on considère qu'aucune autre explication valable du "miracle provençal" n'a pu être fournie, on aura de la peine, croyons-nous, à écarter la thèse de l'influence décisive de la poésie musulmane sur celle de langue d'oc et, par elle, sur toute la poésie lyrique européenne. 

                                             •

1) Cité par Émile Dermenghem dans son remarquable article :

Les grands thèmes de la poésie amoureuse chez les Arabes, précurseurs des poètes d'oc, 

paru dans le numéro spécial des Cahiers du Sud, sur le génie d'oc et l'homme méditerranéen, Marseille, 1943.

2) De l'amour, Stendhal, Paris, 1882.

3) Stendhal (Ibid)

4) Note de Stendhal (Ibid) :

Cet Urua ben Hezam était de la tribu d'Udzra dont il vient d'être fait mention.

Il est célèbre comme poète et plus célèbre encore comme un des nombreux martyres de l'amour que les Arabes comptent parmi eux.

Visages de l'Islam, Haïdar Bammate, Enal, Alger, 1991, pages 215-219.

                                           •

a) voir notre note dans les billets précédents sur la graphie exacte de Mou'allaqât (Les Suspendues).

a') Graphie exacte Imru-l-Qays 

b) Al-Mas'ûdî, né à Baghdad à la fin du IX ème siècle, mort à Fostât (Égypte) en septembre 956, encyclopédiste et polygraphe arabe, à l'apogée de l'Islam classique.

c) Bouthâyna (Bouthâïna) célébrée par Jamîl ibn 'Abd Allâh ibn Ma'amar al-'Udhrî.

d) Tribu des Banou 'Udhra 

e) Graphie exacte, l'amour 'Udhrî الحب العذري

f) Graphie exacte, le Diwân de l'Amour 

g) Le Prophète Mohammed, plus exactement transcrit Mohammâd ou (comme chez les anglo-saxons), Muhammâd. 

g) l'islamisme, le mot, équivalent à l'Islam, n'avait pas l'ismique sens péjoratif qu'une certaine propagande politicienne s'échine à généraliser aujourd'hui. 

h) Graphie exacte : 'Urwa ibn Hizâm, poète amoureux de sa cousine, elle-même poétesse, 'Afrâ' Bint 'Aqqâl.

J) Le si célèbre : Mourir d'aimer arabe, repris abondamment dans diverses versions, littéraires et filmiques. 

k) Célèbre masculinisation de l'Aimée, le تشبيب, tâchbîb, dévoilement d'amour, équivalent à une déclaration publique (exaltation poétique du sentiment amoureux) était, à l'époque considéré comme un affront fait à la tribu (clan) de l'Aimée;  son châtiment était le refus de marier la louangée à son barde. 

Le cas le plus exemplaire, du mourir d'aimer, issant de la moitié du VIIe siècle, étant celui de Qays ibnou-l-Moulawah de la tribu des Banû 'Amîr, célèbre par son senhal (voir سجل, sijil), Sigille passant par le latin signale, signum, et perdu par ce même senhal (seignal) : Majnûn Laylâ, le Fou de Laylâ, enfreignant en cela une "règle majeure du code bédouin", par ce senhal, signal, sijil, le tâchbîb, l'enjôlive culmine qui lui coûtat l'ostracisme, la privation de l'Aimée et l'errance aux confins du regard.

Laylâ, ainsi senhalée : le bourreau, les trois vins, l'amour, la mort,

Et, Majnûn : Martyr d'amour, le frère de la mort, le proche parent du vent, le passereau dans la main d'un enfant, l'éclatant déclarant éclaté... E'M.C. 

                                           •

Bibliographie indicative (jamais exhaustive) :

Dictionnaire technologique français arabe, Jean-Jacques Schmidt, Maison du dictionnaire, 1986. 

Le Livre de l'humour arabe, Actes Sud, 2005.

Histoires d'amour dans l'Histoire des Arabes, Jean-Jacques Schmidt, Sindbad, (de l'époque préislamique à la chute de Grenade), Actes Sud, février 2016.

Sur un autre registre, plus général, voir :

Le Diwan de Baghdad, Le siècle d'or de la poésie arabe, (fin du VIII ème siècle, moitié du XX ième), réuni par Patrick Mégarbané et Hoa Hoï Vuong, Actes Sud, 2006. (Mentionné dans nos précédents billets)

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 Choix, découpage, notes, étais, chapô, bibliographie E'M.C. 

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