(...)
on peut voir l’instauration des tribunaux islamiques
comme la victoire finale de la rébellion patriarcale
commencée des années plus tôt:
le triomphe de l’éthique du désert
ou de la steppe,
réelle ou imaginaire,
même si les fidèles
faisaient tout pour maintenir
confinés dans leurs camps
et leurs palais
les descendants lourdement armés
des nomades réels.
•
Ce triomphe avait été rendu possible
par un bouleversement profond
des alliances de classe.
•
Les grandes civilisations urbaines du Moyen-Orient
avaient toujours été dominées
par une alliance de fait
entre administrateurs et marchands,
coalisés
pour maintenir le reste de la population
dans le péonage
ou en danger permanent d’y tomber.
En se convertissant à l’islam, les commerçants, qui étaient depuis si longtemps les archi-scélérats aux yeux des paysans et citadins ordinaires,
ont accepté de changer réellement de camp, d’abandonner l’ensemble de leurs pratiques les plus exécrées
et de devenir les dirigeants d’une société qui désormais se définissait contre l’État.
Si ce tournant a été possible, c’est parce que l’islam, depuis le début,
avait une vision positive du commerce.
[Mohammed] lui-même avait commencé sa vie d’adulte comme marchand;
et aucun penseur musulman n’a jamais considéré la recherche
honnête du profit
comme intrinsèquement
immorale
ou incompatible avec la loi.
•
Les mesures prohibant l’usure
-Qui pour la plupart
ont été scrupuleusement appliquées,
même dans le cas des prêts commerciaux-
n’ont en rien compromis la croissance des échanges,
ni même le développement d’instruments de crédits complexes. 69
Bien au contraire,
les uns et les autres se sont immédiatement épanouis
au cours des premiers siècles du Califat.
•
Les profits restaient possibles parce que les juristes islamiques prenaient soin d’autoriser certaines commissions rémunérant des services,
ainsi que d’autres dispositions qui garantissaient que banquiers et négociants auraient malgré tout
une incitation à prêter -
il était admis, notamment,
que les marchandises achetées à crédit
seraient estimées à un prix légèrement supérieur
à celles que l’on payait comptant. 70
•
Mais ces incitations
n’ont jamais été suffisantes
pour que la banque
puisse devenir une activité à plein temps;
tout marchand opérant à une vaste échelle
allait plutôt associer la banque
à quantité d’autres activités lucratives.
•
Les instruments de crédit
sont donc vite devenus
si indispensables au commerce
que presque toute personne de quelque importance
était censée avoir mis en dépôt
l’essentiel de sa fortune
et effectuer ses transactions quotidiennes
non avec des pièces de monnaie,
mais avec de l’encre et du papier. (a)
•
Les reconnaissances s’appelaient
sakk, (b) «chèques»,
ou ruq’a, «billets».
(...)
Vers l’an 1000,
à Bassora,
le banquier s’était rendu indispensable:
tout négociant avait son compte en banque
et ne payait au bazar
qu’en chèques tirables sur sa banque [[...]] 71
•
Les chèques pouvaient être contresignés
et transférés à des tiers,
et les lettres de crédit
(suftaja)
traversaient l’océan Indien et le Sahara. 72
•
On voit pourquoi
elles ne se sont pas transformées
en papier-monnaie
puisqu’elles étaient totalement indépendantes
de l’État
(On ne pouvait pas s’en servir pour payer les impôts
par exemple),
leur valeur reposait
presque exclusivement
sur la confiance
et la réputation. 73
•
Le recours aux tribunaux islamiques
était en général volontaire,
ou avait lieu par l’intermédiaire
des corporation de marchands
et des associations civiques.
•
Dans ce contexte
se voir accusé
dans les vers d’un illustre poète
d’avoir fait un chèque sans provision
était probablement l’ultime désastre.
Dette: 5000 ans d’histoire David Graeber, Les liens qui libèrent, 2013.
•
Notes, D.G.
• 69. Les meilleures archives dont nous disposons sont en effet celles d’une communauté de marchands juifs à Geniza, dans l’Égypte du XXIIe siècle.
Ils respectaient l’interdiction de l’intérêt même dans leurs transactions entre eux.
Le seul domaine où nous entendons parler régulièrement de facturation d’intérêt est le seul où la coercition intervenait régulièrement aussi: les transactions avec les rois, vizirs et hauts fonctionnaires qui empruntaient souvent de grosses sommes dans des prêts à intérêt
-notamment, mais exclusivement, auprès de banquiers juifs ou chrétiens - pour payer leurs soldats.
Satisfaire une demande de prêt illégal de ce genre était dangereux,
mais refuser l’était plus encore (...)
• 70. Il y avait une nuée de subterfuges juridiques (appelés hiyal) où l’on pouvait s’engager si l’on était déterminé à facturer un intérêt (...)
Certaines écoles juridiques islamiques interdisaient totalement ces pratiques; d’autres se contentaient de désapprouver.
(...) mais il ne ressort pas des recherches récentes qu’elles aient été particulièrement répandues, voir Khan 1929; Ray 1997 p.58-59.
• 71. Mez (1922), p. 448, cité in Labib (1969), p. 89.
Notons que Bassora, la ville où le monde payait par chèque au marché,
a aussi été celle où, un siècle plus tard, les tentatives mongoles pour introduire le papier-monnaie émis par L’État se sont heurtées a une résistance si acharnée.
C’est du mot sakk, soit dit en passant, que vient notre terme «chèque» (...); voir, E’M.C. Lexique.
• 72. Goltein (1966; 1967; 1973) donne un résumé détaillé des pratiques financières chez les marchands juifs de l’Égypte du XXIIe siècle.
Pratiquement toutes les transactions faisaient appel au crédit à divers degrés.
Les chèques, qui ressemblaient remarquablement, même dans leur apparence, à ceux qu’on utilise aujourd’hui, étaient d’usage courant - même si les sacs scellés de pièces métalliques l’étaient encore plus dans les transactions quotidiennes.
•
Notes E’M.C.
(*) Dans son Le Coran Essai de traduction, Albin Michel, 1990, 1995, 2002, Jacques Berque écrit Dieu (du latin Deus) en place du Nom originel Allâh - voir, E’M.C. précédents billets - El, à Ur, Mésopotamie, Eloha, Elohim (judaïsme) cf. Jean Bottero etc.
[Mohammed] transcription du nom du Prophète rétablie selon l’original du texte de Graeber rétablie par nos soins en place de l’altération du traducteur.
(a) cf. Coran, Sourate La Vache, versets 182 - 283, détaillés sans aucune équivoque.
« Mais prenez des témoins lorsque vous faites une transaction entre vous;
et qu’on ne fasse aucun tort à aucun scribe ni à aucun témoin.
Si vous le faisiez, cela serait une perversité en vous. V. 282
Mais si vous êtes en voyage et ne trouver pas de scribe, un gage reçu suffit.
S’il y a entre vous une confiance réciproque, que celui à qui on a confié quelque chose la restitue; et qu’il craigne Allah, son Seigneur. V. 283
(b) Sakk, mot arabe qui a donné check en anglais & chèque en français (etc.)- par-devers l’étymologie, l’antériorité de cet usage, même dans sa forme, tel quel aujourd’hui appuie l’assertion.
•
Choix, séquençage, notes et notes réservées, E’M.C.