s Dès la fin de la Seconde guerre mondiale, des fonctionnaires Français sont à nouveau nommés en poste à Alexandrie, qui au Lycée Français , qui au Consulat Général de France. Les uns et les autres sont accueillis par Georges-Mathieu, le père de Pierre. Et, bien entendu, ils sont invités à déjeuner ou à dîner à Chatby. L’occupation, les privations, la chasse aux Résistants et aux Juifs, la délation, les arrestations arbitraires, la torture, la déportation, les éxécutions, tout cela Pierre en avait entendu parler, mais là les témoignages sont de vive voix : terrifiants et captivants…
Il s’appelle Jean-Yves : seize ans, taciturne avec de brusques « sorties » imprévisibles Fils d’un professeur de Lettres qui vient d’être nommé au Lycée Français, il devrait suivre les cours de Première mais, retardé dans ses études ( tuberculose puis clandestinité forcée, ses parents étant recherchés par la Milice et la Gestapo…), il n’est qu’en seconde. Pierre sympathise d’emblée avec lui, d’abord au cours du dîner de bienvenue, puis dans la cour du Lycée, au grand dam de Constantin et de Mourad qui n’apprécient pas ce nouveau venu qui a beaucoup ( trop) de choses à échanger avec Pierre . Et pourtant, leur relation avait failli très mal débuter : un Samedi midi, Georges-Mathieu annonce l’arrivée d’un professeur accompagné de son épouse et de son fils. « Ils arrivent de France et ont séjourné au Caire pendant deux mois . Leur fils a été inscrit provisoirement au Lycée Français du Caire. Son père m’a raconté l’anecdote suivante,…écoute bien Pierre ! Au vu de son premier carnet de correspondance ( il était inscrit au Tableau d’honneur ) ses parents lui demandent ce qui lui ferait plaisir … Sais-tu ce qu’il a répondu ? » - « Non papa… » - « Eh bien, il a demandé s’il pouvait avoir deux œufs sur le plat et une orange ! … Ca ne t’inspire rien à toi ?... »
Alice est émue, mais Pierre sent monter en lui une franche détestation pour cet être « parfait » qui dynamite, dès son arrivée, l’échelle des valeurs en matière de cadeaux et récompenses…Le soir du fameux dîner, le premier contact est direct : « Vous avez beaucoup souffert, tes parents et toi ? » Réponse laconique : « Comme ça… » -« Et tu voulais vraiment des œufs sur le plat et une orange ?... » Jean-Yves ne saisit pas d’emblée l’allusion … « Ah oui,ça ! tu es déjà au courant ?... Oh ce n’est rien, je voulais demander la Tour Eiffel, la vraie ou, à défaut, un voyage autour du monde mais comme mes parents venaient d’arriver, je me suis contenté des œufs et de l’orange… » - « Ah bon, tu me rassures parce que d’ici une semaine toute la communauté française sera au courant et alors ce sera coton pour nous les enfants… » Il ajoute : « Tu étais sérieux pour la Tour Eiffel et le tour du monde ?... » -« Absolument !... » - « Tu n’es pas légèrement frappé de la cafetière ?... » - « Tiens, elle est drôle cette expression, je la replacerai…. Non, mes facultés intellectuelles sont en alerte. C’est la tuberculose… » - « Tu as la tuberculose ?... » demande Pierre, inquiet et admiratif. Jean-Yves éclate de rire : « T’as rien à craindre, je suis guéri !... Il parait que cette maladie développe l’intelligence et les cinq sens… Moi, la seule chose qui m’ aurait plu, c’est écrire… Au sanatorium… » - « Qu’est-ce que c’est ?... » - « C’est un établissement de cure, en montagne, pour les tuberculeux… » - «… Eh bien là-bas, j’ai rencontré un homme jeune de 22 ans (1) qui ne pensait qu’à écrire… Il noircissait des cahiers entiers avec sa petite écriture appliquée… Tu connais Céline ?. » - « Non, c’est qui ?... » - « C’est un salaud de collaborateur mais, hélas, c’est un grand écrivain…. Je te prêterai un de ses romans…L’ homme, que j’ai rencontré au sana, écrit un peu dans le même style … »
Pierre commence à perdre pied sous ce flot de paroles. Il se sent en position d’infériorité : l’autre a connu la privation, la clandestinité, la résistance et par-dessus tout « la » tuberculose ( presque le « haut mal »), maladie mythique des écrivains géniaux…A côté de cela , sa tentative d’embarquer pour aller libérer Paris ferait figure d’enfantillage… et même les Fils préférés d’Abraham ne pèseraient pas lourd. Il lui faut retrouver son aplomb… Il demande : « Pourquoi dis-tu Qui m’aurait plu ?... Tu n’écris pas ? » La réponse est hésitante : « Si,…parfois,…des bricoles… » - « Mais encore ?... » - « Trois fois rien, quelques poèmes, des textes courts,… rien de très captivant… Non, moi je préfère parler, discuter par exemple avec mon ange gardien… ». Pierre croit avoir mal compris : « Avec qui ? » - « Avec Maurice, mon ange gardien . » C’est dit simplement, comme allant de soi. Pierre est interloqué …
Les anges gardiens, le catéchisme, sa mère qui lui demandait, après qu’il ait commis une bêtise « Crois-tu que ton ange gardien soit satisfait ?...Attention, un jour, il en aura assez , il te quittera et ne te protègera plus ! », ce qui le faisait se retourner dans la rue pour voir s’il était suivi…Mais tout cela est loin, à présent qu’il a 14 ans…Jean-Yves s’aperçoit de son étonnement : « Quoi, tu as bien un ange gardien , ? » - « Ouais…enfin, je le crois… » - « Et tu discutes avec lui ?... » - « Non,… pas vraiment… »- « Comment dis-tu qu’il s’appelle ton ange gardien ? » - « Maurice… Oui, je sais, c’est pas très reluisant comme prénom, mais c’est comme ça !... » A présent Pierre est captivé ; « ou ce type est complètement fêlé, ou bien il est Tour du monde (2)… » pense-t-il : « Et comment sais-tu qu’il s’appelle Maurice ? » - « Mais parce qu’il me l’a dit, pardi !... » - « Tu es sérieux ?... » « Décidément ce Pierre, soit il est un peu niais, soit il est en train de me cuisiner… » se dit Jean-Yves : « Je suis on ne peut plus sérieux !... Le 30 décembre 1942, j’avais 12 ans, avec quelques copains de Grenoble nous avions décidé d’arborer une croix jaune sur notre blouse grise au lycée… » - « Pourquoi une croix jaune ?... » - « Par solidarité avec nos camarades juifs qui étaient astreints à porter une étoile jaune. Nous étions chrétiens, donc une croix jaune, logique non ?... » - « C’était vachement gonflé !... » - « Pendant deux jours, personne au lycée ne nous a fait de réflexion. Tous semblaient approuver notre action. En fait, quelqu’un avait du cafter car le troisième jour au matin, nous avons été convoqués chez le surveillant général en présence d’un fonctionnaire du gouvernement de Vichy. Après une sérieuse engueulade, il nous a ordonné de découdre nos croix jaunes, sinon, c’était le renvoi définitif et des poursuites policières pour nos parents
Le soir, je remerciais la providence de nous avoir épargné. C’est alors que mon ange gardien , pour la première fois, m’a répondu et m’a confié que je pouvais l’appeler Maurice … Moi qui ai horreur de ce prénom, il fallait que ça me tombe dessus !... Et puis, je me suis dit que si, en 1930 à ma naissance, cet ange gardien au prénom populaire m’avait été affecté, c’est que le Bon Dieu, dans son éternelle sagacité, savait déjà que ce serait « de la tarte » ni pour l’ange, ni pour moi… Ce qui s’est révélé exact par la suite… Pierre n’a pas tout compris, mais il en redemande : « Et alors ?... » - « Et alors, j’en ai pris mon parti. A trois ans, j’ai failli mourir et récemment Maurice m’a avoué qu’il n’avait été pour rien dans ma guérison subite , que c’était ma mère qui m’avait voué à la Sainte Vierge… C’est pourquoi je porte toujours du bleu, comme tu le vois… » - « Tiens, moi aussi,… enfin un point commun entre nous » se dit Pierre qui remarque : « Au moins, il est honnête ton ange. » - « Mais c’est la moindre des choses pour un ange gardien !...Ce qui m’agaçait, c’était son incapacité à prévoir mes fautes, mes bêtises ( petites ou grandes), donc à me prévenir… Et surtout ce ton qu’il prenait pour me dire :Tu n’aurais pas dû !…J’ai bien essayé de changer d’ange : dans mes prières je demandais qu’il soit rappelé au ciel, parce qu’il avait bien mérité d’être promu, je ne sais pas moi,… Séraphin de troisième classe…Rien n’y fit ! Plus j’étais horrible avec lui, plus il me faisait sentir qu’il était proche, à mes côtés, fidèle… "
- « … Pourtant, un jour, j’avais été tellement injuste qu’il se tut. Au début, je fus ravi : je me voyais Pied Nickelé retrouvant sa liberté de conscience ! Cela dura plus d’un mois, …mais au bout du compte, je fus bien obligé de m’avouer qu’il me manquait. Alors, un matin de septembre, en Haute Provence où nous nous cachions, , je me suis rendu à un petit oratoire, appelé « de l’ange Gabriel », niché au creux de la montagne et là , je lui ai demandé pardon… Et sais-tu ce qu’il m’a répondu ? » - « Non… » - « Tu en as mis du temps !…Toujours aussi tête de bois !... Rassures-toi, je suis resté à tes côtés, mais comme tu ne voulais plus m’entendre, alors je me suis tu. »
A présent ils sont sur le balcon, le rayon vert vient de disparaître au ras du port de Cléopâtre, Jean-Yves est manifestement ailleurs… Soudain, il se retourne et murmure : « Je ne sais pas pourquoi je te raconte tout ça… » - « Parce que tu as besoin d’un ami… » lui répond Pierre, à mi-voix. Le soir, dans son lit, il ne trouve pas le sommeil : « cet ange gardien qui s’appelle Maurice, quelle histoire !... je ne l’ai pas avoué à Jean-Yves, mais mon ange, qu’est-ce qu’il me parle !...Ne fais pas ceci, ne fais pas cela, tu ne devrais pas, tu devrais…Une vraie radio dans ma tête !...Et, depuis le temps, il ne m’a jamais dit comment il s’appelait,… ça ne peut plus durer ! Je vais lui en donner un de nom : T.S.F. !... »
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(1) Il s’agissait d’Alphonse BOUDARD l(1925 – 2000) : écrivain Français, auteur, entre autres œuvres, de La métamorphose des cloportes ( porté à l’écran), de La Cerise, l’Hôpital et Mourir d’enfance.
(2) Tour du monde : expression utilisée dans les années 40 à Alexandrie, par les adolescents, pour qualifier quelqu’un ou quelque chose d’exceptionnel, d’universel.