Fin avril 1946,Pierre commence à peine à prendre conscience qu’il va quitter Alexandrie dans un mois pour regagner la France, …ou plutôt la découvrir avec la passion d’un adolescent de 14 ans dont les souvenirs du dernier été en Corrèze ( 1939) et l’aventure de la France Libre exaltent l’amour pour son pays qu’il connaît si peu. Mais sa terre natale est l’Egypte, mais sa vie est Alexandrine, il ne peut l’oublier… « Pierre, tu devrais entreprendre de trier tes affaires afin de mettre dans cette malle-cabine celles que tu veux emporter. Nous ferons le choix définitif ensemble. » Alice est affairée à préparer les cantines et valises qui sont regroupées dans une chambre. L’embarquement est prévu fin juin, mais elle ne connaît pas encore le nom du paquebot. Ce sera, parait-il, une unité de la Compagnie Générale Transatlantique , les Messageries Maritimes ( qui exploitent la Méditerranée) ayant eu plusieurs paquebots coulés ou endommagés: ils avaient été transformés en transports de troupes pendant la guerre .
« J’ai bien le temps » pense Pierre. Pour l’instant, il attend Salomon qui doit l’emmener en ville pour une séance d’essayage : ses parents lui ont commander deux costumes bleu marine, pour la pension . Eh oui, il sera en pension, c’est décidé, puisque son père reviendra prendre son poste au Consulat en octobre, après les vacances. La pension ne l’enchante guère mais, pour lui, c’est déjà un statut autonome d’adulte, enfin, le croit-il… Pour l'instant, il a rendez-vous avec Salomon. C'est un homme précieux : il sait tout faire, réparer la plomberie, l’installation électrique, rempailler les chaises, vous trouver les meilleures places de cinéma, faire le majordome, enseigner le grec et les mathématiques , déclamer Homère , jouer au tennis , mener un manège d’équitation, vous apprendre à pêcher, jouer de la flûte de Pan , faire des tours de cartes et porter la contradiction avec intelligence lors d’un dîner …Il est grec d’origine, parle un français avec une légère intonation levantine, mais toutes les fois qu’il est questionné sur son enfance ou sa famille, il fournit une version différente :
Un jour, il est le fils illégitime d’un prince grec et d’une danseuse de cabaret, abandonné à 7 ans sur les quais du Pirée, un autre jour, son père est un musicien roumain qui s’était épris d’une jeune femme de la haute bourgeoisie grecque de Beyrouth… Un tel personnage ne peut que fasciner Pierre d’autant que Salomon s’étant pris d’amitié pour lui, il lui raconte ses aventures, toutes plus extraordinaires les unes que les autres…Son âge, Pierre ne le connaît pas, sans doute un peu plus âgé que ses parents qui l’appellent Monsieur Salomon et le vouvoient. Mais quand il est seul avec lui, ils se tutoient. Lorsque sa mère s’en aperçoit, elle ne manque pas de le rappeler à l’ordre : « Un jeune garçon bien élevé ne tutoie pas les adultes, c’est encore avec tes camarades que tu as appris ces manières déplorables !... Que je t’y prenne !... » Salomon fait un clin d’oeil à Pierre et renchérit : « Comme vous avez raison Madame, les garçons oublient les bonnes manières au contact de mauvaises fréquentations… »
Alice est agréablement surprise. Il ajoute : « C’est pourquoi je vous propose de l’accompagner quand il ira en ville » - « Oh, mais Monsieur Salomon, je ne voudrais pas vous embêter avec cela… » - « Si, si, j’insiste, ça me fait plaisir et, ainsi, je lui ferai réviser ses théorèmes… » - « Alors, j’accepte, au moins avec vous, je serai rassurée… Merci infiniment. » Pierre est cramoisi : il a toutes les peines du monde à se retenir d’hurler de rire. Salomon, lui, est sérieux comme un major de l’armée des Indes. C’est ainsi que depuis un mois Salomon et Pierre partent les Jeudi après-midi pour des escapades instructives comme la pêche aux crabes dans le port de commerce, la visite du quartier des dockers, où Salomon a plusieurs connaissances, la fabrique de bière au Mex, le tour de la rade d’Alexandrie à bord d’une vedette …, cela en toute impunité…
Ca y est, Salomon est arrivé. Alice lui transmet les consignes : « Veillez à ce que ses costumes soient assez larges, il est en pleine croissance… Pas de revers aux pantalons mais surtout que le tailleur ne coupe pas le surplus de tissu…. Qu’il le rentre, Pierre grandit beaucoup ces temps-ci et il faut qu’ils lui fassent au moins un an… Surtout, insistez pour que la doublure ne soit pas salissante… Que ferions-nous sans vous, Monsieur Salomon ?... » Celui-ci esquisse un sourire : « Mais c’est un plaisir Chère Madame. » Dans l’ascenseur, Pierre prend une voix sucrée et singe : « Mais c’est un plaisir, Chèèère Maadaame… T’es un vrai faux-cul … Où va-t-on aujourd’hui ? » Salomon prend son temps, puis en riant : « Plains-toi, espèce de petit écureuil mal blanchi ( Pierre est très bronzé) … Aimes-tu les pâtisseries ? » - « Oh oui ! surtout avec de la chantilly ! »…La réponse vient, fulgurante : « Tu n’y connais rien,!... La pâtisserie, la seule, c’est le baba au rhum !... » - « … Je t’emmène chez la Reine du baba au rhum , Madame Séraphina!... »
Et c’est ainsi que les deux compères prennent le tram, changent de ligne à la station Ramleh, et descendent à Sainte Catherine, expédient la corvée du tailleur en une demi-heure, puis parcourent une centaine de mètres à pied et pénètrent dans une ruelle très « hospitalière » où des femmes de tous âges, outrageusement fardées les apostrophent en riant : « Voici le beau Salomon qui vient nous voir !... C’est ton fils ?... » Pierre demande, curieux : « Qu’est-ce qu’elles font toutes sur le pas de leur portes ? » Et Salomon, impavide, répond : « Elles prennent le frais ! » - « Tu les connais ?... Parce qu’elles ont l’air de bien te connaître, elles !... » - « Ne dis pas de bêtises et entre là ! » Une porte peinte en bleu, un rideau de billes de verres multicolores qui tintinnabulent et les voilà dans un grand patio, au frais. Assise à une table de jardin, une dame d’un âge certain, qui fut belle, les invite à s’asseoir : Madame Séraphina… Elle porte une robe à volants couleur fuchsia, mais Pierre est subjugué par le regard charbonneux et le sourire bienveillant, d’une grande élégance. La voix est grave, mélodieuse : « Enfin, tu m’amènes ton jeune ami !...Comment allez-vous…Pierre, je crois ? » - « Très bien Madame, j’espère que nous ne vous dérangeons pas… » - « Pas du tout, je vous attendais » répond-elle l’air amusé . Un ordre bref donné à une certaine Yasmine qui se tenait dans l’ombre d’un tamarinier et, comme par enchantement, se mettent en place sur la table, un service à thé, des assiettes à dessert, des fourchettes à gâteau et, superbe sur son plat immaculé, le baba au rhum en forme de couronne…
« Connaissez-vous le baba au rhum ? » -« Oui, Madame,…j’en ai mangé chez Pastroudis ( célèbre pâtissier-confiseur d’Alexandrie) » - « Eh bien, mon jeune ami, goûtez donc le mien,… c’est le meilleur d’Alexandrie !... » Quand une Alexandrine dit cela, elle veut dire « le meilleur du monde !... » Elle poursuit : « Vous êtes Français… Eh bien, savez-vous qui a introduit le baba au rhum en France ?... Non ?... Maria Leszczynska, la fille du Roi Stanislas de Pologne qui devint l’épouse de Louis XV. Et c’est Bonaparte ou plutôt l’ un de ses généraux, Kléber qui lança la mode du baba au rhum à Alexandrie. Etonnant, non ?... Il faut vous dire que moi, je ne mets pas de rhum !... Non, je répands délicatement un sirop de ma composition, à base d’écorces d’oranges et de tamarins macérés dans un jus de citron vert. C’est beaucoup plus subtil... »
C’est vrai qu’il est délicieux ce baba, Pierre en a déjà pris trois parts accompagnées d’un thé à l’orange avec un nuage de lait . Il est en plein ravissement… Salomon s’adresse à Madame Séraphina avec un respect non feint et l’après-midi se passe paisiblement dans la fraîcheur de ce patio qui embaume le tamarin...Le soir, Salomon est resté à dîner chez les parents de Pierre. Celui-ci a la tête qui tourne un tantinet et il sourit aux anges en pensant à Salomon : « Madame Séraphina, c’est sa mère ?...Pas possible, elle est trop jeune !.. Sa tante, peut-être ou sa cousine En tous cas, il m’a encore raconté des bobards… il est bien connu dans le quartier ! » Et à nouveau, il se met à sourire aux anges, mais d’un air entendu…