Billet de blog 2 octobre 2010

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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XII - Elie, Esmah et la petite fleur de l'An nouveau...

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Ce 31 décembre 1944, à l’heure du thé, Pierre porte une corbeille de fruits accompagnée de quelques pâtisseries. Il pousse le portillon du jardinet qui précède la petite maison du « Professeur Elie » , c’est ainsi qu’on l’appelle, avec respect, dans le quartier. C’est un fin lettré, membre de l’Académie des Lettres Alexandrines, ancien « courriériste » au quotidien de langue française La Réforme. C’est d’ailleurs lui qui, à l’arrivée de Georges-Mathieu à Alexandrie en 1933, l’a incité à créer sa chronique musicale , tenue avec une compétence reconnue jusqu’en 1939…

En cinq enjambées, Pierre est sur le perron , il actionne le marteau de bronze en forme de main de femme. A l’intérieur de la maison, une voix encore forte : « Esmah ! Va donc ouvrir !... » Un pas traînant , puis la porte s’ouvre : « Oh, Pierre, qu’ils sont beaux ces fruits, comme il va être content le professeur !... » - « Mais ils sont aussi pour vous , Esmah . »

Le vrai prénom de la gouvernante est Soraya . Mais comme elle a toujours été un peu dure d’oreille, Elie lui a donné comme surnom l’impératif du verbe « écouter » en arabe : esmah ! Précédant Pierre, elle traverse la minuscule entrée et pénètre dans le salon en annonçant à haute voix : « Monsieur Pierre ! » , comme pour raviver les derniers feux d’une splendeur passée.

En comparaison de l’entrée, le salon est « immense »… Des livres, encore des livres, toujours des livres en vrac, en piles, rangés, ouverts, tout cela en un gigantesque foutoir où, il faut bien l’admettre, le maître des lieux « s’y reconnaît »…

- « Assieds-toi là, sur la banquette et poses la corbeille,…ces fruits ont l’air savoureux,... tu remercieras bien tes parents,… non, pas là, c’est l’Enfer de Dante, ni là,…tu vois bien que ce sont des planches de la Grande Encyclopédie,…voilà, là c’est bien … Comment vas-tu ? »

A chaque fois, c’est la même chose, cela devient presque un rituel… « L’homme a certainement plus de soixante-dix ans » se dit Pierre,, sa chevelure est abondante, il porte la barbe entière « à la pope » . D’en dessous , un bout de lavallière tutoie le revers de sa veste d’intérieur en taffetas couleur fadasse. Mais il a tout de même fière allure, le buste droit dans le fauteuil à oreillettes, le regard malicieux par-dessus des petites lunettes ovales à monture métallique…

Le « Comment vas-tu ? » n’appelle pas de réponse, c’est un préambule, une façon de souhaiter la bienvenue sans paraître le faire. C’est un des aspects du personnage qui plait à Pierre : il mérite de figurer dans un livre de Jules Verne,…mieux, il fait penser à l’auteur lui-même… - « Aujourd’hui, en attendant de prendre le thé ensemble, avec Esmah,… je vois que ta maman a eu la délicate attention de joindre quelques éclairs au café… quel délice !... Tu sais, Pierre, ta mère est une sainte femme, que Dieu la bénisse, ton père aussi bien sûr….Je vais donc te raconter l’histoire de la petite fleur de l’an nouveau,… c’est de circonstance, non ?... »

Pierre est sous le charme. Il aime beaucoup la séance du dimanche après-midi au cinéma Eden, mais là, c’est autre chose : Mystère, merveilleux, voyage, tout y est, il n’y a qu’à écouter… Et puis, tout à l’heure, ils boiront le thé dans des tasses en Sèvres qui sont( c’est Elie qui l’affirme) la copie du service à thé de Marie Antoinette !...

« En des temps très anciens, deux lettrés qui étaient amis, Siméon et Ibn El Rachid, cheminaient de concert sur la route montagneuse entre Cordoue et Malaga. Après avoir fait assaut de dialectique, chacun à leur tour… » -« Professeur, qu’est-ce la dialectique ? » - « C’est tout simplement l’art de raisonner…Mais ne m’interrompt pas ,car c’est une belle histoire !... » Pierre rougit mais ne peut s’empêcher de sourire à la vue de ce vieil homme réjoui quand il raconte avec gourmandise une « belle histoire »…

-« Donc, je reprends, après avoir fait assaut de dialectique, Simèon déclare : « Je voudrais écrire sur la joie… » - « Tiens, sur la joie ? Cela ne devrait pas te paraître difficile ! » lui répond Ibn El Rachid…- « Détrompes-toi mon ami, on peut mettre en musique la joie, la peindre avec des couleurs gaies, encore qu’être gai , c’est un état alors que la joie est une expression réactive à un espoir comblé, à une heureuse surprise, à un péril évité, à un amour retrouvé que l’on croyait perdu…Un sourire d’enfant met en joie, le visage de l’être aimé, la joie de l’autre… »

« … Mais écrire sur la joie est une toute autre affaire !... Il faut avoir souffert, avoir douté du bonheur et de soi-même, avoir reçu des coups de la vie, avoir été déçu de trop espérer, atteint dans sa propre chair,… pour avoir la force, la chance ou la grâce de s’extraire de tout ce marasme qui vous englue et vous hurle les mille et une raisons de désespérer !… Alors là, il n’y a que la rémission, l’espoir d’un mieux immédiat qui pourrait te donner un peu de cette joie…et peut-être pourrais-je l’écrire ?...

Siméon se fige et, montrant à son compagnon le bas côté de la route : -« Tu vois cette petite fleur qui pousse , insignifiante, au bord du chemin, dans la caillasse, en terrain hostile et mortel, eh bien, cette petite fleur insignifiante me met en joie parce qu’elle est inexplicable, ici, parce qu’elle est gratuite, parce qu’elle est la surprise !... »

Ibn El Rachid s’est arrêté et inspecte du regard les bords du chemin… Effectivement, à gauche, une petite fleur bleue pousse dans les cailloux. Il se baisse pour la cueillir -« Malheureux, ne la cueille surtout pas ! Elle est le premier jalon du retour à la vie… Ne la conserve pas dans un herbier pour archiver cette petite joie dans le grand livre comptable des souvenirs ! Si tu le fais, elle ne survivra pas,… la joie ne résiste pas aux inventaires, aux arguments parce que , justement, elle n’est que joie ! C’est pour cela qu’il est difficile d’écrire sur la joie… »

- « Tu délires, Siméon !... Il existe, Dieu merci, des souvenirs joyeux ! » - « Eh oui, c’est bien là le drame : être joyeux c’est comme être gai,…ce n’est pas la joie, ce moment ineffable qui vous fait croire en Dieu. » - « Moi, je n’ai pas besoin de joie pour croire en Dieu !... Vous, les chrétiens, vous voyez Dieu partout,…c’est une bonne excuse, comme cela vous mettez tout sur l’irrationnel et les réalités, elles, ne vous concernent pas ! Facile d’être croyant dans ces conditions !... »

- « Mais heureusement que nous voyons Dieu partout !... Cette petite fleur, dans ce désert, ne crois-tu pas que c’est un espoir de vie ? Elle est vivace ,… nous ne la cueillons pas parce que l’espoir est fait pour vivre, pas pour s’étioler en conserve !... N’est-ce pas l’œuvre de Dieu ou d’Allah ?... Mon ami, cette petite fleur, eh bien c’est tout simplement l’Amour ! Et parce qu’elle est amour, cette petite fleur mérité de rester dans nos souvenirs,…libre. Donnons lui un nom !... »

Ibn El Rachid réfléchit , puis ; « Demain, c’est l’Aïd El Kébir, appelons la Petite Fleur de l’Aïd El Kébir ! » - « Excellente idée !... Tu vois, tout cela est irrationnel et pourtant, tu participes !... La petite fleur de l’An nouveau, c’est un très beau nom . » Et les deux amis reprirent leur marche vers Malaga, laissant la petite fleur pousser au milieu des cailloux… »

Pierre, les yeux mi-clos, se laisse bercer par cette belle voix de conteur… Il n’a pas tout compris, mais que c’était beau ! - « C’est une belle histoire, n’est-ce pas ?... Tiens, voici Esmah qui nous apporte le thé… Fais une place à tes côtés sur la banquette et mets ces dictionnaires en pile, ce sera notre table à thé » Le service de Marie-Antoinette est là, les éclairs au café aussi,… et au centre du plateau d’argent, un petit bouquet de fleurs bleues, des myosotis sans doute… « Oui, vraiment… » pense Pierre, « … il y a de l’amour ici… »

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