Fin d'année 1944...
Noël approche. En ces temps de l'Avent, la principale activité de Pierre, 12 ans, est de suivre les employés de la voirie qui élaguent les palmiers du jardin public, de l'autre côté de la ligne de tramway : il guette les plus belles palmes qui tombent à terre avec un bruit de soie froissée.
Les employés le connaissent bien. Quand ils le voient arriver, du haut de leurs palmiers , ils lui crient : « Salut Boutros ! Tu viens pour Noël ? « - « Oui, je peux en prendre ? » Et invariablement ils lui répondent ; « Ed'fad'ahl ( je t'en prie ) !...». Alors, Pierre choisit une dizaine de palmes qu'il traine après lui , en plusieurs voyages, jusqu'à l'échoppe d Ali, au bas de son immeuble, qui vend des fèves cuisinées à l'égyptienne et des pâtisseries orientales.
L'année dernière, , Ali lui avait fait part de son idée : « Voilà, l'année va se terminer ,... beaucoup de mes clients sont chrétiens, ils fêtent Noël et je voudrais les honorer... Alors, j'ai pensé que je pourrais décorer ma boutique,... mais avec quoi ?... Je ne peux pas faire une crèche, je suis musulman !... As-tu une idée ? »
Pierre, surpris par la demande , réfléchit... -« Ecoute, je vais être en retard au Lycée mais cet après-midi je passe te voir, promis. » Et c'est en plein cours de géométrie qu'il a l' illumination : « Un sapin ! » s'exclame-t-il devant le professeur,médusé. Les rires fusent ...et, bien sûr la sanction tombe : deux heures de retenue, le samedi, Qu'importe,l'après-midi, il fait part de son idée à Ali, ravi, mais qui constate, navré : « Il n'y a pas de sapin, ici !...»
Pierre est Scout de France , après avoir été " Louveteau". Ila fait sa "Promesse"en juin dernier, au camp-scout de Port Fouad . Chez les scouts, il a appris à fabriquer un tas de choses avec trois fois rien, à se sortir indemne de situations périlleuses ,Aussi est-ce d'un ton assuré qu'il affirme : « Ne t'inquiètes pas, je vais en fabriquer un ! »
Pour Ali, rien ne l'étonne chez Pierre. L' amitié entre ce géant débonnaire et ce pré- adolescent est ancienne, sincère et profonde Voilà, les palmes sont étalées, à même le trottoir. Entouré des gamins du quartier qui commentent, Pierre s'empare d'une machette à ouvrir les pastèques et débite les palmes en fragments égaux. Puis, à l'aide de ficelle, il les attachent par groupe de cinq, en forme de plumeau. « Ali, tu n'aurais pas un vieux manche à balai ? » Ali va fouiller dans sa remise et revient avec l'objet désiré.
Commence alors une opération délicate : enfiler les différents plumeaux, palmes vers le bas, sur le manche à balai. « Qu'est-ce que tu fais, Boutros ? » demandent les gamins - « Un sapin ! » - « Ah... qu'est-ce que c'est ? » - « Un arbre qui pousse en France et que l'on décore pour Noël. » - « Pour la naissance de Aïssa ( Jésus) ? » - « C'est ça ! ».
«Eh, Boutros, on dirait un palmier qui pousse à l'envers ! » Rires...- « Qu'est-ce que vous y connaissez au sapin, hein ?... Rien, alors , taisez-vous et aidez-moi plutôt ! » Il s'agit de placer du papier journal, roulé en boule, sous chaque étage de palmes pour donner du volume à l'ensemble. Les gamins aiment bien Pierre, ils se taquinent mais c'est un jeu. Et puis, c'est le seul roumi ( européen) du quartier qui parle et joue avec eux. Bien sûr, ce sapin est, pour le moins, « exotique » mais « Après tout... » se dit-il « c'est un sapin égyptien !... ». « Ali, il faudrait le décorer avec des boules... » - « Des boules ?...Quelles boules ? » - « Des boules de Noël ! » - « Mais je ne sais pas ce que c'est ? » - « Alors, mets-y des fleurs rouges . et une étoile au sommet.... Je me sauve, Maman m'attend, nous allons en ville !»
A dix heures, le soir de Noël, accompagné de ses parents, Pierre va assister à la Messe de minuit En passant devant l'échoppe d'Ali, ô surprise !... Elle est ouverte, éclairée et sur l'étal trône le sapin égyptien décoré de grosses et belles pivoines rouges. Ali est là qui fait signe à Pierre de s'approcher : « Tiens, c'est pour toi, de bon coeur. » dit-il en lui tendant une image pieuse enluminée représentant l'Enfant Jésus dans la crèche avec, pour légende en lettres d'or: Noël, Noël, Le Seigneur nous est né !
Ali est tout sourire, Pierre est ému, « Oh merci Ali ! » Il l'embrasse puis il pointe un doigt vers le sapin et, à voix basse : « Tu as oublié l'étoile... » - « Non, j'ai du allez acheter les fleurs mais demain matin, elle y sera... Joyeux Noël Boutros ! »
Longtemps, Pierre a gardé cette image et, bien plus tard, quand ses rêves d'enfant furent plus difficiles à réaliser, il eut toujours une pensée attendrie pour le « sapin égyptien » et surtout pour Ali...