C’est alors que, sans transition, et tel un magicien sortant un lapin de son chapeau, Youssef les tire d’embarras et leur annonce qu’ils seront les acteurs de son premier film, dont il n’a pas encore le titre, mais qui retracera leur vie quotidienne. Pierre est en pleine stupeur admirative. David, lui, se méfie,… son ami leur a fait souvent le coup de la pirouette providentielle, toujours sans lendemain.
Voulant absolument coincer Youssef, au moins cette fois-ci, il se livre à un interrogatoire serré : - « Et avec quoi vas-tu filmer ? » - « Avec la caméra 8 mm que m’a prêtée mon cousin » ( par cousin, il entend toute personne de sa connaissance) - « Et la pellicule ?... » - « J’ai dix bobines … » - « Ton cousin ?... » - « Non, ma tante… » - « On commence quand ?... » - « Mais dès que vous me l’ordonnerez, mes seigneurs ! » réplique Youssef avec insolence… David fait quelques pas à l’écart, interroge Pierre du regard, qui acquiesce, et revient se planter devant Youssef : - « Bon, c’est d’accord,… mais plus de coup tordu !... ». Ils se topent les mains , puis chacun fouille dans son cartable : Pierre en sort une canette de gazouz ( limonade pétillante), Youssef une demi coulouriah ( petite fougasse recouverte de graines de sésame ) et une goyave. Quand à David, il fournit un bout de poutargue ( œufs de mulet séchés, préservés par une enveloppe de cire) A présent, dans les catacombes à ciel ouvert de Chatby, ils déchirent quatre feuilles blanches de leurs cahiers qu’ils disposent en nappe sur un socle de sarcophage. En trois parts, à peu prés égales, Ils partagent poutargue, coulouriah et goyave. Puis ils mangent et boivent au goulot, avec solennité. En sandales, autour de cette table haute improvisée et en dépit des rots de satisfaction suivis du sempiternel Hamdoul’ Allah ! , ( grâce à Dieu !...), ils pourraient incarner des pélerins de la Pâque juive… Sacré Youssef !... Au plus mauvais moment pour lui, il avait su trouver les ressources nécessaires pour offrir à ses copains un rêve qui pouvait leur sembler réalisable,… car il savait, le bougre, que pour souder une équipe, il fallait un projet,…le projet ! C’est ainsi que, pendant des mois, ils se mettent tous les trois à rêver au film, à rêver du film,… ce film qui ne verra jamais le jour. Et pourtant, ils écrivent une histoire en quatre feuillets manuscrits. Youssef , sur ce sujet, est péremptoire : « L’histoire, d’abord , doit tenir en quatre feuillets, ça s’appelle une story pre-script ! » - « Et d’où tu tiens ça, Môssieur le metteur en scène ?... » -« Moi, je lis des ouvrages sur le cinéma… Je ne passe pas mon temps à courir les filles, moi !… » - «Et tu lis l’anglais ?… » demandent en cœur David et Pierre. - « Of course , my friends !... » leur répond Youssef, avec un accent épouvantable qui provoque l’hilarité chez les deux autres… L’histoire écrite, ils la transposent en un scénario, laborieux, puis procèdent à des repérages… A chaque récréation, Youssef leur fait passer des morceaux de dialogues griffonnés à la hâte, des croquis, des fragments de découpage . .. Et dés la sortie des classes, ils ne perdent pas de temps à rejoindre « leur studio ». C’est à Pierre qu’ils le doivent : en bas de chez lui, Ali tient une échoppe dans laquelle il vend des fouls médamès ( fèves cuisinées à l’egyptienne ), des tahmïlles ( boulettes frites de sésame et fève ) dans des pains chahmi ( pain egyptien). C’est une sorte de géant débonnaire qui a le cœur sur la main. Plus d’un gamin du quartier lui doivent de manger à leur faim. Comment Pierre a-t-il obtenu d’Ali qu’il leur prête sa remise pour qu’ils en fassent un studio ?... Cela est une autre histoire qui vaudra la peine d’être contée … Bien sûr, c’est dans cette remise que sont entreposés les différents accessoires de décor et d’éclairage que l’équipe se procure par emprunts, chapardages ou promesses de figurer dans le film… Toute cette activité ,clandestine, car elle ne doit pas venir à la connaissance des parents, est souvent ponctuée de discussions interminables et de remises en cause intempestives quand l’un ou l’autre trouve qu’il n’est pas assez présent à l’image,…encore virtuelle. En fait, David et Pierre envient la maîtrise de Youssef à faire vivre une idée, à synthétiser une situation, à aller à l’essentiel et surtout, à diriger une équipe, à savoir répartir les tâches. « Il y a trop de talent chez ce garçon » pense David qui préfère faire sentir à Youssef « qu’il se la joue un peu trop à la metteur en scène hollywoodien !... » et que Pierre et lui ( surtout lui ) ont leur mot à dire… Les fâcheries sont nombreuses, définitives… jusqu’au lendemain matin !……………………………………………………………….. Cinquante ans plus tard, au Caire, Pierre rappelle à Youssef ( devenu un cinéaste célèbre) cet épisode de leur adolescence . Il lui demande :- « A présent, tu peux me le dire, avais-tu vraiment l’intention de faire un film ? » Youssef le foudroie du regard, se lève et lance :- « Tu es fou, Pierre !... Comment peux-tu me demander une chose pareille ?... Evidemment,… le film, ce film…je voulais le mettre en boîte !... » Pierre est ravi : le grand comédien est de retour !... Personnification de la dignité outragée, Youssef se rassied, reste silencieux un moment puis, avec un geste significatif de la main :- « …Il était terminé dans ma tête,.. alors à quoi bon le faire ?... ». Nouveau silence rompu par un éclat de rire hachache ( rire " énaurme") à l’unisson des deux amis, qui se topent la main gauche, celle du cœur…Billet de blog 4 septembre 2010
IX - " Le Film dans la tête..."
En 1945, David a 17 ans, Youssef 15 ans et Pierre, 13 ans. Les deux premiers sont Egyptiens, le dernier est Français, né en Egypte. Ils sont chacun de confession différente, juif, musulman et chrétien et sont élèves du Lycée Français d’Alexandrie. Ils se sont dénommés « les Fils préférés d’Abraham » à la suite de l’altercation qu’ils ont eu entre eux, chacun prétendant être le fils préféré d’Abraham… Faisant preuve d’une sagesse toute orientale, Ils évitent le « casus belli » et créent, à eux trois, une société « secrète ». David veut devenir chercheur scientifique, Youssef cinéaste et Pierre… veut grandir , il est curieux de tout. Habitant tous les trois le quartier de Chatby, sur la Corniche ( Youssef étant venu habité dans le même immeuble que Pierre, au second étage), les années passées ils ont fait partie d’une petite bande organisée , avec ses codes d’honneur et ses gages , Les Chatby’s Lions qui tenaient leurs réunions dans les catacombes, à ciel ouvert, jouxtant le poste des pompiers à Chatby . A présent qu’ils sont « grands », ils sont autonomes mais gardent l’habitude de se réunir en ce même lieu, en cas de décision grave à prendre. Cette fois-ci, c’est Youssef qui est convoqué par les deux autres pour avoir manqué à quelque obligation du code moral (non écrit) des Fils préférés d’Abraham.C’est David qui accuse. Bien que Youssef reconnaisse les faits, David est dans l’embarras : - « En général c’est toi qui trouves les idées de gage et à présent, je me vois mal te demander… » Pierre a envie de rire mais la situation est solennelle et David se vexerait.
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