Billet de blog 9 avril 2012

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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XIX - Mourad le sauveur...

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Après quelques soucis de santé, j'ai le plaisir de vous retrouver!...

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C’est aujourd’hui que Pierre et Roberto, le chef des «  Tigres d’Ibrahimieh », doivent s’affronter en un « combat d’honneur à mains ouvertes », dans le terrain vague derrière le Lycée Français, à la sortie de 17 heures.

Ca y est, la cloche a sonné…Pierre, accompagné de Mourad, son second , sort du Lycée et se dirige vers le le terrain vague bordé par une haie de jasmin, à l’arrière de l’établissement. –«  Combien crois-tu qu’ils seront ?... » demande Pierre         - «  Tout  le  Lycée , parole !... Enfin  ceux qui  ont le sens  de  l’honneur ! » - «  Et les filles ?... » Mourad éclate de rire : «  Ca le travaille le Boutros. Elle seront toutes là pour toi,… enfin les grandes, celles qui ont un cœur et tout ce qu’il faut autour!... » Pierre n’en a que faire, une seule présence l’intéresse, celle d’Oda, fille d’amis de ses parents.

      Comme s’il avait lu dans ses pensées, Mourad lui lance :  «  Tu sais, David, les filles c’était important pour lui mais quand il fallait se battre,… il y allait et ce n’était pas des loukoums qu’il distribuait !... »

      «  Il m’exaspère ce type !... » pense Pierre, « …que connaît-il de David, et des  Fils d’Abraham ?... Voilà, j’en suis réduit à accepter comme camarade un bonimenteur… Ah, s’ils étaient encore là, Youssef et David, Mourad serait à peine digne de porter l’un de nos cartables ! »… Grave erreur de jugement : empêtré dans sa peur légitime , dans ses sentiments exaltés et contradictoires vis-à-vis d’Oda, Pierre ne se rend pas compte que son meilleur allié, le plus fidèle, est Mourad qui l’admire sincèrement, sans trop le montrer   ( l’Orient, toujours l’Orient…).

      A présent Pierre, suivi de son second et d’une dizaine d’élèves, tourne le coin du Lycée : «  Mazette !... Ils sont au moins une centaine !... » Il s’arrête et prend la mesure de l’attroupement… Tiens, des pièces de monnaie changent de mains !... Il se retourne vers Mourad et, furieux : «  Tu as osé vendre des billets ? » - «  Non,… enfin très peu, juste assez pour donner de l’intérêt à la chose… » - «  Et celui qui ramasse l’argent, c’est qui ? »…- « Cosinus, il est bon en maths, il a une mémoire phénoménale et il compte vite, alors c’est lui qui fait la caisse et qui prend les paris… » Pierre attrape Mourad par le bras : «  Et en plus, tu as pris des paris ?... » -«  Aie, tu me fais mal !... Oui, enfin quelques paris,… C’est normal que l’on te soutienne, tu es notre champion, n’est-ce pas ?... » Les autres approuvent bruyamment. «  Moi qui voulait un combat d’honneur, je suis plongé dans un mauvais film américain avec des gangsters,…. Battling Boutros !... J’ai honte ! » se dit Pierre : à quatorze ans on a déjà le sens de l’honneur …et du ridicule…

      Mais il se rend compte qu’il est trop tard pour changer quoi que ce soit . Il s’avance en tête de sa petite troupe, d’un pas qu’il veut assuré, le visage impavide quoique étrangement pâle… Julio, le second de Roberto, vient à sa rencontre, hilare ; «  Tu es malade ?... C’est la frousse, hein ?... » 

      Mourad s’interpose, toise l’impertinent et réplique : «  Si tu faisais travailler le pois chiche qui se ballade dans ton crâne, tu comprendrais que c’est la rage qu’il a ! » Se haussant sur la pointe des pieds, il jette un regard par-dessus l’épaule de Julio : «  Ton monument de pâte d’abricot, il va le dynamiter ». Julio, un temps désarçonné, hausse les épaules, tourne les talons et rejoint  Roberto qui l’accueille par un «  Alors, comment est-il ?... » - «  Il est cuit ! ».

      Pierre s’est débarrassé de son blouson, il enfile les gants en peau de sa mère ,… ils sont trop étroits. Les élèves chargés du service d’ordre contiennent tant bien que mal spectateurs et spectatrices. Un espace libre s’est créé, comme par enchantement, «  le pré carré » se dit Pierre  (qui a des réminiscences  du « jugement de Dieu » pratiqué au Moyen-âge)… Il cherche du regard celle qu’il attend mais dont il redoute la réaction en cas de défaite…

       Un grand gaillard aux cheveux blonds et au profil de médaille se place à ses côtés, en silence. «  Qui est-ce ? » A la question, Mourad répond d’un ton apaisant  :   «  Ce n’est rien,… ne fais pas attention à lui,.. concentres toi et surtout n’oublies pas, pousses le dans la haie de jasmin,… il ne va pas le supporter. »  Quand Mourad assure que ce n’est rien, c’est là que Pierre se pose des questions ... Pour l’heure, Saad de sa voix forte lit les règles du combat. Pierre s’approche du centre de l’aire, rejoint par Roberto qui fait une tête de plus que lui…

       Les deux adversaires se serrent la main, comme c’est l’usage,… Roberto en profite pour broyer les phalanges de Pierre qui n’en laisse rien paraître… Un coup de gong retentit et, soudain,… la nuit tombe !  Dans un dernier effort de lucidité, Pierre se dit : «  C’est curieux, il n’est que 17 heures 45 ,… d’habitude il fait jour jusqu’à neuf heures du soir ! »

En oui, Pierre a été mis KO !... Rien de grave

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«  Mais pourquoi ne me laisse-t-on pas dormir,… qu’est-ce qu’ils ont à me secouer comme ça ?... Et puis ces cris qui se rapprochent … » Pierre risque un œil, le droit, peine perdue, il ne voit rien. Le gauche, ça va  mais quel spectacle ! Il est porté en triomphe, ses partisans l’acclament : «  C’est toi le plus fort ! On est riche ! » A côté de lui, juché sur des épaules, le grand gaillard blond est  aussi acclamé…Pierre n’y comprend rien,… Son œil droit lui fait mal,… il porte la main à sa joue : la pommette est douloureuse,… elle est enflée. «  Me voilà bien, qu’est-ce que je vais prendre en rentrant à la maison !... »

            Ses admirateurs l’ont, enfin, remis sur pieds, il commençait à avoir le mal de mer… S’accrochant au bras de Mourad, il lui glisse à voix basse : « Je suis fatigué, je rentre chez moi,… » - « il n’est pas question que tu rentres dans cet état ! Je vais te conduire chez Euterpe, elle habite à deux pas . Là on va te soigner ,… je m’occupe de tout ! » Résigné, Pierre se laisse conduire . En chemin, il demande à Mourad : «  Tu l’as vue Oda ?... »  - «  Non, elle n’est pas venue . »

        Il est soulagé, mais en fait son camarade a menti : Oda était là,… elle est repartie en s’essuyant les yeux quand Pierre a été foudroyé par le revers de main de Roberto… La suite, il la vit comme s’il était emballé dans du coton hydrophile : l’arrivée chez Euterpe, son œil qui lui fait de plus en plus mal,  l’escalope qui lui couvre la moitié du visage ( absolument dégoûtant ), le grand gaillard blond, attentif mais toujours silencieux,… la tasse de thé, Mourad qui revient  une heure plus tard et qui le raccompagne jusqu’à l’entrée de son immeuble….

             Pierre sort de l’ascenseur, l’angoisse au ventre… Il a à peine appuyé sur la sonnette que la porte de l’appartement s’ouvre et qu’il est happé par sa mère : «  Mon pauvre chéri ! … Ah les voyous !Comme ils t’ont arrangé !... Ne t’inquiètes pas, ton ami m’a tout raconté,… c’était très courageux !.. ; Je vais bien te soigner, le Docteur vient d’arriver. » Pierre n’en croit pas ses oreilles,… «  Bah, on verra bien … » pense-t-il… Il se laisse soigner, dorloter …

            Le lendemain est un Samedi, jour de congé ( en Egypte en 1946, on pratiquait déjà la semaine anglaise ). En début d’après-midi, sa mère lui ayant interdit de quitter son lit, Pierre entend la voix de Mourad qui provient du  salon  …La porte de la chambre s’ouvre, son camarade  s’approche et remarque en souriant: «  Avec ton bandeau sur l’œil, tu fais très Errol Flynn dans l’Aigle des mers !... »

            - «  Te fiches pas de moi et raconte ! » - «  Eh bien voilà, c’est une longue histoire : Je savais que tu ne faisais pas le poids en face de Roberto… » - «  Pourtant tu m’avait assuré que… » - «  Oui je sais, mais c’était pour t’encourager… Alors avec Saad, nous avons imaginé un stratagème : Comme ils avaient exigé d’écrire noir sur blanc toutes les règles du combat, nous l’avons fait, notamment en précisant que si l’un des deux adversaires était KO avant la première minute de combat, ce serait le second qui prendrait la suite, cela pour ne pas léser ceux qui avaient payé un ticket  …Ils étaient sûrs de gagner ,… tu me vois avec mes cinquante kilos affronter Roberto ?... »

            « …Seulement voilà, il croyaient tellement que c’était moi ton second qu’ils n’ont pas vérifié le nom sur la feuille qu’ils ont signé ! C’était celui de Constantin »       - «  Qui c’est celui-là ? «  - «  Le grand blond, c’est un grec qui suit les cours à Saint Marc mais qui vient pour deux mois au Lycée,… Il se présente au Brevet . Pour en revenir au combat, dès que Roberto t’a endormi, j’ai brandi la feuille officielle du match. Ils étaient furieux quand ils se sont aperçus que je n’étais que le soigneur et que le second était Constantin. Ils ont vérifié, puis le combat a repris : Constantin, qui a fait de la boxe, a exécuté Roberto en cinq minutes. Je peux te l’avouer maintenant, ils avaient presque tous parié sur Roberto gagnant… A présent nous voilà riches d’une cinquantaine de piastres ! »

            Pierre sourit mais son amour propre en a pris un sérieux coup ! Le stratagème sera apprécié et mettra les rieurs de son côté, mais cela ne le satisfait pas : on lui a volé son combat d’honneur ! Mourad poursuit : «  Tu as du être étonné par l’accueil de ta mère… pendant Tu es quand même un bel escroc !... » Il lui tend la main et ajoute : « Mais tu es aussi mon sauveur !... »que l’on  te soignait chez Euterpe, j’ai rendu visite à tes parents et j’ai appris à ta mère que des voyous les avaient insulté et que tu t’étais courageusement battu, alors qu’ils étaient plusieurs ! » Pierre fixe Mourad… Il s’en veut de l’avoir sous-estimé… Puis, souriant : «Mais tu es aussi mon sauveur !... » 

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