Billet de blog 14 mars 2011

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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XV - Terre promise...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Les trois amis, David, Youssef et Pierre se fréquentent toujours mais leurs envies, leurs projets sont ailleurs.. On est en mars 1945… Youssef milite dans un groupe d’étudiants égyptiens contre l’occupation britannique, mais son désir de partir soit en France, soit aux Etats-Unis pour « apprendre à filmer… » est tout autant impérieux. L’année dernière, Pierre a échoué dans sa tentative d’embarquer à bord d’ un transport de troupe pour « aller libérer Paris… ». Mais, à treize ans ,il sait que bientôt il retrouvera la France. Quant à David…. « Elève studieux qui poursuit ses études avec intelligence ». Telle est la mention qui, de quinzaine en quinzaine, figure au bas du Carnet de Correspondance de David . Ce beau jeune homme de 18 ans est un bosseur, mais en plus, il est doté d’une intelligence brillante et d’un esprit de synthèse qui stupéfient ses professeurs, surtout celui qui enseigne les mathématiques que David a repris plusieurs fois au sujet de la méthodologie à utiliser pour résoudre un problème. Ce pourrait être un « crâne d’œuf », imbu de lui-même et chouchou des profs. Mais , heureusement, il n’est rien de tout cela : rieur, bon camarade, prenant à témoin le reste de la classe quand il intervient, il est apprécié de tous ; les plus jeunes lui demandent souvent des conseils sur tout et n’importe quoi… Et puis il y a les filles !... Ah, David et les filles... Ce grand sentimental tombe amoureux une fois par semaine, en général le jeudi ou le vendredi ( mais il s’autorise des variantes et cela complique la tâche de ses deux amis qui veillent à ce qu’il garde les pieds sur terre… Pas facile… ), le samedi et le dimanche, il rêve à celle qu’il aime et lui écrit des lettres enflammées que ses amis se chargent de porter à l’heureuse élue… Parce qu’il aime, le bougre, à chaque fois !... Mais, curieusement, il ne saurait être question qu’il se retrouve en tête à tête avec la belle ,…l’être idéalisé, pas la réalité ! Quand même, ces temps-ci il a exagéré en choisissant des demoiselles qui habitent la lointaine banlieue, du côté de Monthaza à l’est ou de Agami à l’ouest, ce qui représente une heure de tramway pour le messager. Aussi, Youssef et Pierre ont-ils prévenu leur ami que, dorénavant, ils ne porteront plus le courrier . David en a été affecté ( il sait bien le feindre…) mais il a cédé à l’ultimatum : à présent, son amour n’ira pas au-delà de trois stations de tram., à l’est ou à l’ouest de Chatby, quartier que les trois copains habitent et où est implanté le Lycée Français qu’ils fréquentent. Bien sûr, le lundi suivant, il y a explication entre la demoiselle et David, ses deux complices n’étant pas loin pour exercer le « droit moral » qu’ils se sont octroyés, mais surtout pour « être au courant ». Neuf fois sur dix, il se voit reprocher les citations latines, grecques ou philosophiques qui émaillent ses lettres. Comme l’aimée n’y comprend strictement rien et qu’elle attend plus de présence ou de promesses charnelles ( dans la limite de la décence, il va sans dire… ), la déchirure se produit le mardi, à la récréation de quinze heures. David n’a pas trop du mercredi ( et parfois du jeudi, dans les cas graves) pour être malheureux… Malgré ses échecs hebdomadaires, il a un sérieux ascendant sur ses camarades filles. Seules les classes de première, de philosophie et de mathématiques élémentaires sont mixtes. C’est à qui, de ces demoiselles, lui prêtera un livre ou ses notes de cours, cherchera a se placer à ses côtés ou lui glissera, au vu et su de toutes, un petit mot…A l’évidence, cette situation crée des jalousies chez les garçons. Même Youssef, l’ami, est agacé par ces succès à la Pyrrhus … Il ne comprend pas le comportement de David, mais l’amitié est là, avec ses exigences de fidélité. Alors, il compense en le conseillant , en le houspillant . Dans son langage imagé, cela donne ceci : « Dis, David, tu rames bien, mais peut-être que tu pourrais atteindre la plage, je sais pas moi ?... y mettre un pied,… elle n’attend que ça, ta terre promise !... » Terre promise est un nom de code, comme Défense passive quand il est temps pour David de faire marche arrière ou Tous aux abris lorsque la situation risque d’être explosive… Vocabulaire de guerre, sans doute, mais Alexandrie a été bombardée plus de quatre cents fois et la guerre n’est pas finie! Une fois, seulement, la jeune fille a apprécié les citations. Ce jour-là, les vies de Youssef et Pierre s'en sont trouvées compliquées : non content de vouloir se marier dans le mois, David faisait le siège de l’immeuble où habitait l’aimée, réveillait les voisins à des heures indues, ne rentrait pas déjeuner chez ses parents, se proposait de partir avec la belle au Caire,… enfin, toutes actions incohérentes que ses amis avaient peine à faire avorter. D’autant, que devant une telle passion, la demoiselle prit peur, se plaignit à ses parents qui, dans l’heure, prévinrent le Proviseur. David fit des heures de colle et, bien entendu, Youssef et Pierre, par solidarité, l’accompagnèrent. Cette fois-là, l’amoureux éconduit fut malheureux une semaine entière,… de tranquillité pour ses amis … Mais David a un projet secret : rejoindre la Palestine . Depuis un an, il fait partie d’un cercle de jeunes sionistes. A la radio, malgré la censure, filtrent des nouvelles alarmantes : les Britanniques font le blocus de la Palestine, leurs troupes se font attaquer régulièrement par des commandos de la Haganah. Bien que l’on ne réalise pas complètement, à Alexandrie en 1945, toute l’horreur des camps d’extermination nazis, l’interdiction faite aux rescapés, par les occupants anglais, de rentrer en Palestine soulève la réprobation de l’ensemble des communautés Alexandrines. David est juif, il veut se battre car il ne comprend pas comment a été rendu possible ce que l’on commence à appeler l’Holocauste… Un matin de juin, quelques jours avant de passer la deuxième partie du baccalauréat Français, il n’est pas au rendez-vous habituel, au pied de son immeuble. La fatigue, pensent ses deux amis… En rentrant du Lycée, ils se rendent à l’appartement de ses parents : « David est parti voir son oncle au Caire. Il va suivre les cours de la Faculté des Sciences» Sa mère, si accueillante d’ordinaire, a l’air embarrassée... Elle ne les retient pas. En descendant l’escalier, Youssef tire Pierre par le bras : « Tu savais, toi, qu’il avait un oncle au Caire ? » - « … Non, il m’avait dit qu’il n’avait qu’une tante à Port-Saïd… Et puis, comment peut-il suivre des cours à la Faculté s’il n’a pas passé sa deuxième partie de bac ? » Youssef s’arrête, sourit - « T’es malin toi, pour un roumi ! … Alors, comme ça, ils nous ont raconté des salades… Et ils croient que nous allons les gober ?...Tu crois qu’il est parti pour de bon ?... Il aurait pu nous prévenir ce salopard !» Les parents ne s’imaginent pas à quel point sont percés à jour les mensonges honorables, justifiés ou pas, qu’ils font à leurs enfants ou à ceux des autres. Et le plus souvent, ces enfants n’en disent mot,… mais ils n’en pensent pas moins. Avec l’intransigeance de leur âge, c’est un peu de la confiance qu’ils ont dans les adultes qui s’effrite dans ce combat inégal et absurde entre une exigence d’absolu d’une part, et la pratique des réalités inavouables, d’autre part. Deux mois ont passé…A présent, ils sont persuadés que David est parti pour de bon, d’autant que ses parents ne portent pas le deuil : donc il n’est pas mort ! L’inquiétude fait place à un certain ressentiment : Pourquoi leur ami ne les a pas prévenu ?...Et puis, un matin, Youssef et Pierre sont appelés chez le surveillant général qui leur tend une carte postale ; un sourire inhabituel atténue son ton péremptoire: « Tenez, vous deux,… et à l’avenir, veillez à ne pas vous faire adresser votre courrier personnel au Lycée,… nous ne sommes pas un bureau de poste à votre disposition ! Allez, filez !... » Mais ils sont déjà dans la cour . La carte vient de Tel-Aviv, en Palestine. Youssef lit à voix haute : « Je vous espère en bonne santé. Je suis en Terre promise. Ici les filles sont plus belles les unes que les autres ! Que Dieu vous garde, Fils d’Abraham ! David votre frère. » Pierre a envie de pleurer, de joie. Youssef va de groupe en groupe en criant à qui veut l’entendre : « David, il l’a fait,…il a réussi le bâtard ! Il est en Palestine ! Y a pas à dire, il en a dans la culotte le yaoudi ! » C’est sa façon à lui de montrer son admiration pour un tel exploit. Toutefois, à la longue, leur enthousiasme retomba : c’était la période des examens de fin d’année. Au début, ils avaient décidé que chacun garderait la carte une semaine. Puis, vint le jour où Youssef oublia de la réclamer. Alors c’est Pierre qui la conserva, plusieurs années dans son portefeuille jusqu’à ce qu’elle tombât en lambeaux et que le souvenir soit suffisamment distancé pour ne plus dépendre de cette pièce à conviction.

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