« Il me faut des écouteurs militaires » se dit Pierre qui a construit un poste à galène dans une boîte à biscuits. Pour l’instant il ne capte pas grand-chose mais la « friture » sur les ondes, c’est déjà du mystère… Il ne s’agit plus de traquer les espions de la 5ème colonne comme tentaient de le faire ses deux frères aînés en 1939, au cours des vacances passées dans la maison familiale de Haute Corrèze. Non, aujourd’hui, c’est l’attrait de mondes lointains aux langages tellement étranges qu’ils ne peuvent être décryptés… On se console comme on peut de ses échecs…
Dans ce « marché de guerre », les articles les plus souvent demandés sont tout d’abord les lunettes de protection contre le sable, de l’Afrika Korps, puis les boîtes de rations italiennes et anglaises, enfin les bidons de 20 litres appelés « jerricans ». Ceux-là ont la cote, mais il est possible d’obtenir tout aussi bien un affût de mitrailleuse lourde allemande, une trousse de chirurgien italien ou des cartouches, grenades et autres engins de mort soi-disant démilitarisés… De temps à autre, une explosion sèche démontre le contraire. Les victimes sont évacuées prestement , la chaussée est nettoyée au jet, puis la vie reprend , moite et bruissante de marchandages…
Il y a aussi des uniformes, offerts à tous vents, cohorte d’oripeaux chiffonnés qui frappent l’imagination , car témoins de l’horreur des combats, mais aussi de l’acte héroïque … Certes, à 14 ans, Pierre est attiré par le côté épique du drame mais il est toujours mal à l’aise face à ces uniformes, car souvent ils portent les traces indélébiles de la mort, ce qui les sacralisent à ses yeux: « dans la tradition chevaleresque, un guerrier ne s’attribue pas les dépouilles de son ennemi, encore moins pour les vendre !… » se dit-il en faisant un détour pour éviter d’être confronté à cet étalage de mort.
En fin de matinée, il trouve enfin une paire d’écouteurs de l’armée australienne, fait mine de ne pas s’y intéresser ( pour les jeunes roumis, c’est toujours plus cher ) demande en arabe les prix de plusieurs autres articles, hésite, fait quelques pas, revient , marchande et finalement achète l’objet désiré. Le vendeur l’emballe dans du papier journal :« Si tu as besoin de quoi que ce soit, tu viens et tu demandes Moktar… les samedi matin je suis ici, mais l’après-midi je suis à la place Ramleh , à côté du guichet où l’on achète les billets pour le tram. »
C’est alors qu’il lui tend un porte-cartes de visite en molesquine : « Tiens, c’est cadeau, hier soir, Ham’doul’ilah ( grâce à Dieu) ma femme m’a donné un fils, c’est mon premier enfant !... » Pierre remercie, félicite l’heureux père et décide de revenir par la Corniche qui n’est qu’à 200 mètres de là. 3D éjà Papa, si jeune ?... » Il est presque midi,… sur le front de mer une légère brise chasse la moiteur de l’air. Arrivé au droit de la jetée « de la Silsilah » qui ferme le port de Cléopâtrre à l’est, il s’assied sur un banc , face au large.
Machinalement, il plonge la main dans sa poche, en retire le porte-cartes et l’examine. Il est de couleur marron : « Ca pourra toujours me servir de porte-monnaie… Tiens, qu’est-ce que c’est ?...» Il vient de découvrir à l’intérieur une petite photo, assez floue, d’un bébé dans son berceau. Au verso, à l’encre bleue, J-P. 2 mois et une croix de Lorraine . « Mais alors, ça appartient à un soldat Français !.. Il est sans doute mort ! » Pierre est bouleversé : il tient dans ses mains la photo de l’enfant d’un combattant de la France Libre qui est mort au champ d’honneur ! « Il a été tué à El-Alamein ou à Tobrouk,… non, à Bir-Hakeim sûrement !… »
Il se rappelle ces instants de 1942 : Il venait d’avoir 10 ans, un matin en partant pour le Lycée, il aperçoit sur la Corniche un convoi d’une dizaine de camions militaires qui file à toute allure, toutes sirènes hurlantes, vers Monthaza , sans doute le camp de repos de l’armée Britannique...A l’arrière d’un des camions, un drapeau Français est agité. Des soldats lui font des signes d’amitié, d’autres le V de la victoire. Il entend des rires puis, distinctement et à plusieurs reprises : « Vive la France Libre !... »
Pierre est cloué sur place, le cartable à terre, la gorge serrée, les larmes aux yeux… « Ce sont les héros de Bir-Hakeim qui reviennent !... » Bir Hakeim : oasis dans le désert Libyen. En 1942, pour être en mesure de lancer sa contre offensive face à Rommel, le général Montgomery demanda à la garnison française, commandée par le futur général Koenig, de fixer les troupes allemandes et italiennes et de résister quelques jours. Après plus d’une semaine de combats acharnés, sa mission accomplie au-delà du possible, le gros de la garnison réussit à rejoindre les lignes anglaises. Ce haut fait d’armes ( le premier des Forces Françaises Libres dans la guerre du désert ) fut salué par l’ensemble des Alliés qui le considérèrent, à l’époque, comme le retour de la France combattante à leurs côtés.
Mon Dieu, quel bonheur, quelle fierté pour un petit Français, après les humiliations et la condescendance des autres, de voir que la France se bat et que ce fait d’armes est salué par les Alliés ! Il avait suivi à la radio la résistance farouche de la garnison française et à présent, il vit un moment historique : il pourra dire qu’il était là quand ils sont revenus !...
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Souvenirs, souvenirs… Pour l’instant, il cherche à savoir ce que signifient les initiales J-P : « Jean- Pierre,… Jean Philippe ?…Alors, cette homme avait cette photo contre son cœur, quand il a été tué ?... Il n’était peut-être que blessé… Sur un champ de bataille beaucoup de choses se perdent… Et s’il est vivant, comment vais-je lui rendre sa photo ?... » Chez Pierre, les idées se bousculent…
Une heure sonne à l’horloge du Collège Saint Marc. Il lui faut rentrer, ses parents l’attendent pour déjeuner. Prestement, il range la photo et replace le porte cartes dans sa poche. Puis il prend ses jambes à son cou et détale en direction de la maison…. Arrivé au bas de son immeuble, une brusque envie d’éternuer lui fait sortir son mouchoir. Quelqu’un le hèle : « Boutros( Pierre en Arabe), t’as perdu quelque chose !... » - « J’ai pas le temps !... »
Pourtant il se retourne : c’est « Mahmoud la pipelette », le fils du gardien des catacombes qui lui tend , hilare, le porte cartes et la photo : « C’est quoi ça ?... Tu gardes des photos de bébé maintenant ?... » Pierre est pris de court, lui expliquer prendrait trop de temps… Il répond la première chose qui lui passe par l’esprit : « C’est le fils de Moktar,… c’est son premier ! » - « Moktar ?... Qui c’est celui-là ?... » - « Tu peux pas comprendre !... je t’expliquerai… » Puis il s’engouffre dans le hall de l’immeuble.
Mahmoud est dubitatif . Il porte son index à sa tempe : « Il faut qu’il se soigne le Boutros,… il a la photo d’un bébé qui est le fils d’un certain Moktar,.. c’est son premier, parait-il, et ce matin il cherchait des écouteurs…Il n’y a pas de doute, Roberto l’a frappé trop fort… ou alors il est amoureux ! Faut que je sache de qui !... »