Billet de blog 15 avril 2012

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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XXII - Le Quatuor d'Alexandrie...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

           Dans l’immédiat, Pierre n’a pas tellement envie de revoir Constantin, ce grand blond qui lui a sauvé la mise dans son combat avec Roberto. Bien sûr il a l’air sympathique,… il n’y a pas de raison qu’ils ne s’entendent pas, mais… «  une amitié qui commence sur un fiasco aussi magistral que spectaculaire, c’est pas gagné ! » pense-t-il. Pour l’heure, son œil droit est redevenu présentable,… le Brevet est dans moins d’un mois,… Oda,  son amie de cœur, est rentrée du Liban, où elle a passé ses vacances de Pâques…Tout cela est plus important !...

            En cette année 1946, le printemps est précoce. Il faut en profiter avant que les vents de mer et du désert ne s’affrontent, créant des turbulences . Aussi, ce soir-là, dîne-t-on sur la terrasse, au-dessus de l’appartement. C’est une caractéristique des immeubles Alexandrins : chaque locataire a la jouissance d’un «  bout » de terrasse dont la surface est proportionnelle à celle de son appartement. En l’occurrence, les parents de Pierre  ayant un grand appartement donnant sur la mer, au dernier étage, «  leur » terrasse est la plus vaste, la plus agréable aussi.

            Il leur arrive de la prêter aux voisins à l’occasion d’anniversaires, de fêtes juives, musulmanes ou chrétiennes. Cela se passe de façon sereine, comme allant de soi, grâce au talent d’Alice, la maman de Pierre, qui sait donner satisfaction à l’un sans désavantager l’autre. A tel point que certaines voisines viennent lui demander conseil sur des sujets d’ordre très personnel. C’est alors qu’avec  tact, son sourire suffit à faire comprendre à ces dames qu’elle ne souhaite pas aller plus loin…

            Ce soir là, ils sont trois. Les deux aînés sont en France pour terminer leurs études supérieures. Il y a peu de circulation sur la Corniche, le ressac est léger et il fait enfin frais. Au menu du dîner, une salade de poivrons, un plat de courgettes farcies que Mabrouka apporte encore fumant et une salade de fruits, le tout arrosé d’eau fraiche, de la gargoulette, allongée de citron vert. Pierre installe les fauteuils clubs  face à la mer,…Georges- Mathieu est détendu, il tire de sa poche de veste une pipe qu’il se met à bourrer avec application,… Alice regarde son mari avec amour et Pierre, les yeux mi-clos, est heureux…

            - «  Alice, nous sommes invités vendredi prochain chez nos amis de l’Ecole Suisse. Nous jouerons le 13ème quatuor de Beethoven et   La Jeune Fille et la mort de Schubert … Nous emmènerons Pierre , s’il nous promet qu’il se tiendra correctement et qu’il ne lui viendra pas une de ces idées extravagantes, dont il a le secret, juste pour se rendre intéressant !... » Pierre est aux anges, il aime aller à ces soirées musicales, dans de belles demeures, où les invités sont en smokings et robes du soir parfumées… Et puis, là au moins, il portera un pantalon long et une veste … A quatorze ans, il est temps ! Aussi, promet-il tout, encouragé par sa mère  qui assure qu’il se tiendra bien.

            Georges-Mathieu est avant tout un musicien, il est violoniste Elève de Vincent d’Indy, à la Schola Cantorum, il réussit le concours de professeur de musique avant d’être enseignant en Lettres. Encouragé par Alice, son épouse, il accepte en 1925 une offre du Ministère des Affaires Etrangères : enseigner le Français dans des  Ecoles secondaires  et Universités Egyptiennes. Avec sa femme et ses deux aînés, il part pour la « Terra incognita ».  

            Au fil des années, ses obligations diplomatiques augmentent pour culminer à la veille de la seconde guerre mondiale en qualité de responsable des examens et concours Français en Egypte et au Proche Orient. Il continue à assumer cette charge après la rupture des relations diplomatiques entre  l’Egypte et la France, en 1940 et jusqu’à son départ définitif d’Alexandrie, en 1951( C’est , en partie, grâce à son action  que le Français n’est pas oublié en Egypte ).

            Et puis , dans ces années-là ( de 1920 à la fin des années 40 ) l’Egypte est un passage obligé pour les orchestres prestigieux et les solistes de renom. De par sa formation, il lui est très vite proposé une chronique hebdomadaire de critique musicale dans deux quotidiens de langue Française. C’est ainsi qu’après le concert, Pierre accompagne parfois ses parents dans la loge de solistes mondialement connus comme, par exemple, les pianistes Wilhelm Backaus et  Walter Gieseking, les violonistes Joseph Szigeti et Jacques Thibaud …Il lui est même arrivé, à 6 ans, de sauter sur les genoux d’Arturo Toscanini …

            Mais le grand projet de Georges-Mathieu, c’est la création avec ses trois fils d’un quatuor, dit moderne ( deux violons, violoncelle et piano ) : Le Quatuor d’Alexandrie ( Lawrence Durrell n’écrira son cèlèbre roman que dix années plus tard ). Dès 1942, les choses prennent forme : l’aîné Jean-Jacques a 19 ans et pratique le piano depuis plus de dix ans, Claude le cadet étudie le violon depuis neuf ans et Pierre, futur violoncelliste, le violon aussi depuis quatre ans. Bien sûr, il s’agit d’une formation amateur mais avec certaines prétentions semi-professionnelles.

            Tous les dimanches, audition des morceaux donnés à travailler, leçons particulières et , en fin d’après-midi, répétition d’abord en trio avec les deux aînés, puis  en quatuor avec Pierre. Celui-ci apprend le violon «  à la dur » avec son père : la main gauche bien libre sur le manche, le coude «  visible » et la prise d’archet souple… Solfège, encore solfège, exercices … Mises à part les répétitions, ces leçons  ne se déroulent pas toujours dans un climat de liesse épiphanique. Heureusement, il y a la radio et cette musique qui provient d’Amérique, le Jazz, vers laquelle Pierre est de plus en plus attiré…

            Le Quatuor d’Alexandrie eut une vie éphémère : il se produisit chez des amis  et les aînés jouèrent sur scène mais, dès 1943, Jean-Jacques rejoignit les Forces Françaises Libres  et en 1945, Claude gagna la France pour terminer ses études supérieures. Toutefois, en cette année 1946, Georges-Mathieu a une activité musicale soutenue : il est second violon dans un quatuor à cordes formé de professionnels et d’amateurs très avertis qui donnent des « concerts amicaux » dans de somptueuses résidences de la banlieue résidentielle d’Alexandrie. C’est l’occasion de se retrouver entre amis ou relations , de dîner et de passer une soirée agréable.

            En ce vendredi soir, cela se passe à la résidence du directeur de l’Ecole Suisse, à deux stations de tram de Chatby. C’est une de ces constructions , «  folie orientaliste » , fin dix-neuvième, qui donne sur un parc luxuriant, brillamment éclairé ( la guerre est finie) où flottent des effluves et senteurs orientales , à prédominance jasmin , mêlées aux parfums entêtants des femmes en robes du soir…

            A l’intérieur, un immense patio avec, en son centre, un jet d’eau qui se déverse dans une vasque. Dans un angle, une cinquantaine de chaises font face à quatre pupitres de musique sur une petite scène. A l’opposé, une longue table  avec  décoration florale et une dizaine de tables basses entourées de poufs en cuir damasquiné. «  Tiens, ce sera donc un buffet, ce soir… » se dit Pierre.

            Plusieurs dames répondent à son salut et lui demandent des nouvelles de ses études. Il répond toujours poliment. C’est d’ailleurs ce qui étonne ses parents qui lui reprochent une certaine familiarité avec les adultes, alors que ces derniers leur font compliment de leur fils et de son aisance naturelle. Et puis, il y a ces «  idées extravagantes », comme les qualifie son père, qui le poussent à partir en exploration dans le salon ou la bibliothèque, non par curiosité malsaine, mais pour découvrir….

            Par exemple, ce soir, il pénètre dans la bibliothèque, superbe, tendue de tissu vert empire. Il s’assied dans un fauteuil en cuir et avise sur le guéridon, à portée de main, une boîte à cigares. Il ne devrait pas,… mais il l’ouvre : des cigares havanes. Il les connaît bien : il y a de cela deux mois, il en a fumé un en cachette , ce ceux que le Consul de France avait offert à son père. Enfin, fumer c’est beaucoup dire ,… à la troisième bouffée, il a été pris d’une toux ravageuse et en a vomi son déjeuner. Le cigare a fini dans les toilettes  et lui a écopé d’une privation de sortie d’une semaine !

            «  Pierre, où es-tu ? » Alice s’inquiète… Pierre s’éclipse de la bibliothèque et revient dans le patio …- «  Ah, te voilà ! Mais où étais tu donc ? » - «  Aux toilettes, Maman » répond-il d’un air innocent… - «  Allons nous asseoir, le concert commence . »

            Les premières mesures du treizième quatuor de Beethoven…. C’est dans un de ces concerts qu’il a fait la connaissance d’Oda,… elle n’est pas là ce soir, … dommage ! Tiens, à deux rangs devant lui, une silhouette connue : Constantin !... Avec sa mère sans doute… «  Et moi qui ne voulais pas le rencontrer !... C’est vraiment le destin !… il va falloir que nous devenions amis,… obligés ! »

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