Billet de blog 16 mars 2011

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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XVI - "Hollywood, me voici!..."

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

On est en janvier 1946, la guerre s’est terminée, il y a sept mois, par la victoire des Alliés. Des trois amis , seuls Youssef et Pierre sont encore à Alexandrie. David, lui, a rejoint la Palestine clandestinement l’année dernière. Pierre est en Quatrième au Lycée Français de la Mission Laïque. De son côté, Youssef n’a pas abandonné l’idée de partir en France pour « apprendre à filmer… » . Mais lors des dernières émeutes contre l’occupation Britannique, il s’est fait remarqué avec un groupe d’étudiantsDepuis quelques jours, Youssef sèche les cours du Lycée, surtout l’après-midi. « Les Fils d’Abraham » jouissent encore d’un certain prestige auprés des lycéens, malgré l’absence de David. Aussi les feuilles de présence sont- elles habilement tenues à jour avec la complicité de quelques camarades. Mais ce qui préoccupe Pierre, c’est la nervosité de Youssef qui ne tient pas en place et qui ne vient plus au rendez-vous quotidien, avant dîner, dans les catacombes du quartier de Chatby.« Il faudra que j’aille chez lui, il doit se passer quelque chose…Pour l’heure, j’ai d’autres chats à fouetter !... » se dit-il. En effet, il se présente au Brevet en juin . Par ailleurs, il est sérieusement question qu’il rejoigne ses frères en France, à la fin de l’année scolaire, pour terminer ses études secondaires. La décision n’a pas encore été prise par ses parents. Tout à la joie, espérée, de retrouver la France et ses frères, Pierre est décidé à travailler de manière irréprochable pendant ces deux derniers trimestres.Ce jour là, il revient , agacé, du rendez-vous manqué dans les catacombes : « C’est la dernière fois !... Après tout, il sait où j’habite !... ». Mais alors qu’il traverse l’avenue de la Corniche pour rentrer chez lui, il s’entend héler,…Youssef arrive en courant avec une mine des mauvais jours . L’accueil est plutôt froid : « Te voilà enfin !... Ca fait trois jours que je fais le poireau à t’attendre et au Lycée, ils en ont marre de te porter présent !...Ca ne peut plus durer !... » Lorsque son ami est en tort, Pierre sait que Youssef a le talent de retourner la situation en sa faveur. Aussi le prévient-il sèchement : « … Et ne me raconte pas une histoire à dormir debout !... » Mais cette fois-ci, la situation semble être grave : Youssef n’essaie pas de biaiser , il est abattu… Assis sur une borne d’incendie, il pleure en silence… -« Qui y a-t-il ?...Raconte !... » Pierre est ému car c’est la première fois qu’il voit son ami pleurer « pour de vrai ». – « Voilà… c’est fini !... J’avais écris en France. Ils viennent de créer une Ecole supérieure de cinéma , l’IDHEC. Il parait qu’il n’y a plus de place cette année et que pour l’année prochaine, je dois auparavant demander une autorisation aux autorités Egyptiennes… » « …Je ne l’aurai jamais cette autorisation, même pour l’année prochaine, parce que j’ai été arrêté pendant les manifestations de novembre dernier. Avant de me relâcher, je suis passé par l’identité judiciaire !...Tu penses bien que ce régime pourri va se venger !.. Et il fallait que je parte absolument cette année… Pour de multiples raisons familiales, des partages et des litiges avec mes oncles et tantes, ma mère ne pourra plus payer mes études… » « … Tu sais que mon père a été assassiné par un groupe d’extrémistes proches des Frères Musulmans… Il a eu des funérailles officielles, on a fait un tas de promesses à ma mère, qu’elle ne manquerait de rien, que la nation reconnaissante s’occuperait avec affection de ma sœur et de moi,… Du vent , rien que du vent tout cela !... Les charognards se sont abattus sur nous… Et je n’ai plus d’espoir… » Pierre est bouleversé : pour que son ami lui avoue que sa famille n’a plus les moyens de tenir son rang, il faut vraiment qu’il soit poussé à bout. En Orient, ce genre de confidence ne se fait pas, ou alors il faut qu’elle s’adresse à « La Personne » en qui l’on a une confiance absolue et dont on est sûr qu’elle en gardera le secret. Il prend Youssef par les épaules ,… un long moment ils restent silencieux, puis : « Il y a toujours de l’espoir… Essaie de passer une bonne nuit et demain nous en reparlerons. Je t’attendrai à huit heures, en bas de l’immeuble,… nous irons au Lycée ensemble, comme du temps avec David… » Youssef acquiesce de la tête, ils se donnent l’accolade et se séparent. Pendant le dîner, après avoir demander l’autorisation de parler (eh oui, c’était encore l’époque où les enfants demandaient la permission de parler à table...), Pierre expose à ses parents la détresse de son ami. Il est tellement ému, d’abord par la situation et puis d’être écouté en silence, qu’il en bafouille.Son père lui répond d’un ton grave : « Cette compassion pour ton ami t’honore, ta mère et moi en sommes touchés… Toutefois, il s’agit là d’un problème strictement Egyptien. Dans la situation troublée que nous traversons, les communautés étrangères sont surveillées. Bien que nous, Français , soyons mieux tolérés que les Britanniques, notre sort est en suspens… Aussi, ta mère et moi te demandons instamment de n’intervenir en aucune façon , car, si tu le faisais, cela pourrait constituer un prétexte pour que les autorités Egyptiennes nous expulsent. La situation de ton ami est regrettable, mais nous n’y pouvons rien…Tu es à présent un jeune homme et tu peux comprendre ces sortes de choses. » C’est un propos de diplomate… Alice, la mère de Pierre, prend la suite : « Ton père occupe un poste diplomatique très sensible, avec de grandes responsabilités… Le moindre incident mettrait en péril le fragile équilibre des relations avec les autorités de ce pays…. Alors, pas d’initiative malheureuse! Avant d’entreprendre quoique ce soit, inconsidérément, viens nous en parler, s’il te plait ! » Le ton est posé mais Pierre y perçoit une détermination certaine teintée d’angoisse. En définitive, cela veut dire qu’il ne pourra pas annoncer à son copain , le lendemain matin, que ses problèmes sont résolus. Et cela le rend triste parce que Youssef est son seul ami…Plusieurs jours ont passé. Youssef et Pierre se rencontrent de temps en temps, mais le poids de la confidence de l’un et l’impuissance de l’autre à l’aider pèsent lourdement sur leurs relations. Soudain un soir, coup de sonnette à la porte , Pierre va ouvrir : Youssef, tout excité lui tombe dans les bras « Oh merci Boutros ( Pierre en Arabe ), merci à ton père, je l’ai, je l’ai !...que Dieu vous bénissent ! » - « Mais tu es fou !...Tu as quoi ?... » - « Je l’ai mon autorisation, je l’ai !... » Mathieu-Georges, le père de Pierre vient de sortir du salon avec sa maman, souriante. Youssef se précipite vers eux et les embrasse. Subitement, tout s’éclaire pour Pierre : « Papa est intervenu pour obtenir cette autorisation » pense-t-il. Son cœur déborde de reconnaissance et de fierté. C’en est trop, il n’a que quatorze ans…Il court vers sa chambre, s’y enferme et s’affale sur le lit .Il n’a pas envie de pleurer mais il veut vivre cette formidable émotion, seul.Ca y est, les fils se sont dénoués : Youssef avait écrit aussi à une Ecole de Cinéma à Pasadena, en Californie. La réponse est positive : il lui est attribué une bourse. Reste à réunir le prix du voyage …Cela aussi trouve une solution heureuse : un de ses cousins, qui habite Gênes, a accepté de lui payer son voyage. Il lui a retenu un passage en troisième classe , celle des immigrants , sur un cargo mixte qui reliera Gênes à New-York, la semaine prochaine. A son arrivée, il sera reçu par un autre cousin qui tient une boutique du côté de Fulton Street, dans le bas de Manhattan. Par une matinée brumeuse d’avril, c’est le départ : Youssef s’embarque pour Gênes. La veille, Pierre l’a aidé à faire ses bagages, une valise et un sac. A présent, il l’accompagne à la Gare Maritime , puis jusque sur le pont des troisièmes classes du Conte di Cavour. Tandis que les grues déposent des marchandises en cale, les deux amis sont accoudés au bastingage. Pierre interroge : « Youssef, que feras-tu à New-York ? » - « Eh bien, je travaillerai avec mon cousin, enfin c’est le cousin de ma mère… et quand j’aurai assez d’argent, en septembre, le prendrai le train Transcontinental qui traverse les USA d’est en ouest et j’arriverai à Los Angelès en hurlant « Hollywood, me voici !... » - « Mais Pasadena, ce n’est pas Hollywood ... » - « C’est tout comme, sur la carte c’est juste au-dessus, à se toucher ! … Et là, j’apprendrai à filmer !» Il va être midi. La sirène indique que les visiteurs et accompagnateurs doivent quitter le bord. Les amis se disent adieu en silence. avec émotion. Pierre annonce qu’il sera sur la jetée d’Anfouchi, derrière le palais de Ras El Tine pour le saluer une dernière fois –« Surtout, reste sur le pont, à la poupe, un mouchoir à la main. Tu me verras, j’agiterai mon écharpe rouge. » Deux heures plus tard, Pierre est perché sur le parapet de la jetée d’Anfouchi. Il écarquille les yeux mais la brume de chaleur est trop dense. Enfin, il perçoit une gigantesque forme ouatée qui double la pointe de Ras-El-Tine et s’évanouit comme par enchantement. La corne de brume sonne le glas… . A présent, Pierre est vraiment seul….

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