Au pied de l'immeuble où habite Pierre, Ali tient une échoppe dans laquelle il vend des fouls médamès (fèves à l'égyptienne) et des tahmyies ou fel a fel (boulettes frites de sésame et fève) dans des petits pains châami (pains égyptiens). Une fois par semaine le vendredi, il propose des pâtisseries orientales qui dégoulinent de miel. C'est une sorte de géant débonnaire qui a le cœur sur la main.
Ils sont nombreux les gamins du quartier qui lui doivent de manger à leur faim : en silence, par-dessus ses bassines et ses friteuses, il tend au wallad ( gamin) un pain rempli de tahmyies avec des tomates et , d'un ton bourru « Tiens, je te fais crédit encore cette fois-ci, mais n'oublies pas... Quand tu auras de l'argent, tu devras me payer !... » - « Oh oui, c'est juré,...Merci Ali ! » - « Allez, file et que je ne te revois plus avant le coucher du soleil !...tu fais fuir mes clients ! » Le tout accompagné d'un grand sourire, dès que le gamin a décampé...
Et quand certains nantis de l'immeuble lui demandent pourquoi il agit de la sorte, il répond, toujours avec le sourire : « Ce n'est pas juste qu'ils aient faim... Allah ne le veut pas, alors c'est moi qu'il a choisi pour leur donner un tout petit peu de bonheur ! » - « Mais, vous mangez votre commerce,... vous ne ferez jamais fortune comme cela. » - « Vous êtes bien bon de penser à moi, mais je ne cherche pas à faire fortune ... Je ne cherche qu'à vivre et comme vous êtes des clients fidèles, eh bien vous m'aidez à vivre et tout est en ordre... »
Ali a pris en amitié Pierre parce qu'il s'arrête souvent pour lui parler. Ils se connaissent depuis des années. Les autres enfants européens ne lui adressent la parole que pour lui acheter des « saadwiches », alors que Pierre lui raconte sa journée, est curieux de tout, aime goûter les nouvelles recettes... D'ailleurs, Ali est le seul à l'appeler « Biriniboul ». Cela avait été un grand moment de franche rigolade le jour où Pierre lui confia qu'il avait trois prénoms : Pierre, René et Paul . Ali éclata d'un énorme rire et lui dit : « Alors, je vais t'appeler Bir, Rini, Boul,... Biriniboul ! » ( en arabe , les sons au, e et é n'existent pas ).
Une fin d'après-midi, l'année dernière, Ali l'emmène au fond de son échoppe, ouvre une porte et le fait pénétrer dans une assez grande remise. Là il se plante devant Pierre et, l'air grave : « J'ai quelque chose à te demander, Boutros » Dans les grandes occasions, il l'appelle toujours par son prénom en arabe « ... Mais après, tu pourras me demander ce que tu veux !... » - « C'est quoi ? » Ali est embarrassé, il cherche ses mots : « Voilà... je voudrais apprendre le Français avec toi,...tu comprends, mon fils Kamel apprend l'Anglais, mais moi, les Anglais, ils occupent mon pays, alors que la France, c'est le pays de la liberté, c'est le pays de Victor Hugo !... »
Pierre est ébahi : « Tu connais Victor Hugo, toi ? » - « Oh oui, je suis allé au cinéma Eden et j'ai vu un film sur sa vie. » - « En Arabe ? » - « Non, il était en Français, mais j'étais avec ma nièce Fatiha qui est élève chez les Sœurs de Besançon... Alors elle m'a traduit. » Tout cela est attendrissant ... Mais Ali revient à la charge : « Tu m'apprendras, dis ? » - « Si tu veux, mais tu sais que l'alphabet n'est pas le même... Enfin, comme tu sais lire et écrire, on va pouvoir s'arranger avec un dictionnaire. »
Ali est paniqué : il ne sait ni lire ni écrire, il ne sait que compter... et l'avouer va lui faire perdre la face devant le jeune roumi ( l'Orient, toujours l'Orient )... Pierre s'en rend compte, se tape le front et en riant : « C'est vrai, suis-je bête ! On n'a pas besoin de tout ça... Je te parlerai et comme tu as une excellente mémoire, on ira plus vite. Quand veux-tu commencer ? » Les yeux d'Ali débordent de reconnaissance. Il se précipite dans son échoppe, choisit une bonne grosse pâtisserie et revient l'offrir à Pierre : « Tiens, Boutros, pour toi, c'est de bon cœur ! »
Depuis ce jour, deux à trois fois par semaine, Pierre lui donne des leçons de « français-oral »... et il en éprouve quelque fierté. Bien sûr, cela n'exclut pas les quiproquos, comme la fois où Pierre revient de chez le coiffeur, avec Alice sa maman, ils passent devant l'échoppe . Ali les salue en Français « Bonjour Madame Alice, Bonjour Biriniboul, Madame Alice je vous aime !... »
Pierre est écroulé de rire, Alice répond brièvement « Bonjour Ali... » et tire son fils par le bras jusqu'à la porte de l'immeuble.
Arrivée dans l'appartement, elle interroge «Qu'est-ce que cette histoire, Pierre ?... Comment t'a-t-il appelé ?...Biriniboul ? Et alors , il m'appelle Madame Alice maintenant ?... Et il m'aime parait-il ce cher homme?... » Pierre essaie de garder son sérieux mais il n'y arrive pas. Le rire étant communicatif, Alice ne peut s'empêcher de rire aussi. Elle fait signe à Pierre de s'asseoir à ses côtés, sur le canapé : « Bon maintenant que nous avons bien ri et moi, je ne sais pas pourquoi, expliques- moi toute cette histoire qui m'a l'air bien compliquée... »
Et Pierre lui raconte le pourquoi de Biriniboul, les leçons de Français, le désir de bien faire d'Ali ... Alice écoute en silence puis , d'une voix posée: « Si j'ai bien compris, tu donnes des leçons de Français à Ali ? C'est très bien, mais sait-il que son « professeur » n'a pas eu de tableau d'honneur ce mois-ci et qu'il parle un Français des plus douteux, ponctué d'expressions arabes ? Alors, que ce soit clair : tu recommenceras à jouer au professeur le mois prochain, dès que tu auras été cité au tableau d'honneur. D'ici là, tu fais tes devoirs et tu apprends tes leçons, c'est compris ? »
Là, Pierre a le sentiment qu'il s'en tire à bon compte. Entre sa mère et lui, la complicité est palpable, ce qui n'empêche pas une sévérité certaine. En défaisant son manteau, Alice murmure : « Quand je vais annoncer à Georges Mathieu qu'Ali m'a fait une déclaration d'amour, il va être ravi... » S'en est trop, Pierre fonce dans sa chambre, se jette sur le lit et éclate de rire. Il entend à peine la porte s'entrouvrir et sa mère lui lancer, moqueuse : « Ah, c'est malin !... »
Le mois suivant, Pierre ne sera pas cité au tableau d'honneur mais il se débrouillera pour continuer à assister Ali. C'est pourquoi, tout naturellement, quand il lui parlera du studio pour tourner le film de Youssef et entreposer les éléments de décor, Ali proposera sa remise avec enthousiasme.
................................................................................................
Cinquante ans plus tard, Pierre est revenu à Alexandrie, il a retrouvé l'immeuble qu'il habitait et demandé des renseignements sur Ali. Celui-ci est mort dans les années 60, mais son fils dirige une société d'Import Export dont le siège est rue Nebi Daniel ( l'une des principales rues commerçantes ). Rendu à cette adresse, il rencontre Kamel, fils d'Ali. Ils tombent dans les bras l'un de l'autre, boivent le thé et échangent des souvenirs.
Puis Kamel tend un petit cadre à Pierre : « Tiens, c'était dans la boutique de mon père. Avant de mourir, il m'a recommandé : n'oublies pas, donnes le à Boutros lorsque tu le reverras... Et lorsque je lui ai dit que j'ignorais où tu habitais, il m'a répondu : ne t'inquiètes pas mon fils, Boutros,...il reviendra un jour ! »
Dans le cadre, une coupure de journal, jaunie . L'affiche du film : « La France de Victor Hugo »...