Les bombardements sur Alexandrie, sporadiques en 1940, se sont intensifiés dès les premiers mois de 1941, pour devenir systématiques et quotidiens à partir du mois de juin . C’étaient les Italiens qui avaient commencé, à heure fixe, au coucher du soleil. Ils évitaient le port de guerre, fortement défendu par les cuirassés, croiseurs et destroyers de l’escadre de la Royal Navy commandée par l’Amiral Cunningham. Détail insolite, son beau-frère , l’Amiral Godefroy, commandait la Force X, escadre Française retenue prisonnière à Alexandrie, alors qu’elle y faisait escale au moment de l’armistice de juin 1940… Alexandrie fut toujours une ville cosmopolite, mais pendant la « guerre du désert », de 1940 à 1943, elle fut le cantonnement, la base arrière logistique, le camp de repos de tout ce qui pouvait compter de troupes britanniques, du Commonwealth ( avec une majorité d’Australiens) et de contingents des pays qui avaient décidé de continuer la lutte, Français libres compris… Ajoutez à cela les marins, sous officiers et officiers de la Force X Française et vous comprendrez aisément qu’Alexandrie et ses 20 kilomètres de Corniche constituaient une immense garnison dont l’une des caractéristiques était la présence du drapeau Britannique en « papier collant » à chaque fenêtre de villa, maison, ou immeuble, non par patriotisme mais par sécurité lors de bombardements…. La demande était si forte en papier collant que les stocks de la NAFFI ( Magasins d’approvisionnement de l’armée britannique) furent vite épuisés. Des rouleaux de papier kraft furent mis à disposition par la Défense Passive et chacun se débrouilla pour préparer « sa » colle… Les recettes s’échangeaient entre voisins et voisines. Alice, la maman de Pierre, avait opté pour une colle à la farine avec un peu de gélatine. A l’usage, les trois frères s’aperçurent que leur mère avait eu raison car cette mixture collait bien, mais aussi, se nettoyait assez facilement. Ceux qui avaient choisi la colle de poisson, la colle de peau ou même la seccotine, se trouvèrent dans l’incapacité de récupérer leurs vitrages, fin 1943 et durent soit les laisser en « état de guerre », soit les remplacer…. Les bombardiers Italiens ne prenaient pas la peine de rechercher des objectifs militaires. Ils se contentaient de lâcher leurs bombes, en général incendiaires, au-dessus le la zone résidentielle riveraine des 20 kilomètres de Corniche. Quelques objectifs militaires furent touchés mais , majoritairement, ce sont les immeubles civils qui furent endommagés ou détruits, faisant un nombre important de victimes innocentes tuées ou blessées … Il y avait bien le « black-out » obligatoire, dès le coucher du soleil. Les chefs d’ilots de la Défense Passive sillonnaient les rues, avec l’appui de la police Egyptienne en exhortant inlassablement en arabe: « Taff el nour !... » ( Eteignez les lumières ), mais le noir n’était jamais total et les bombardiers en profitaient ….. Pour Pierre, à neuf ans, c’était amusant de déjouer la surveillance de ses parents et de sortir sur le balcon pour assister aux départs des salves de batteries anti-aériennes, à la fantasmagorie des balles traçantes et au ballet des projecteurs qui essayaient de « fixer » un bombardier… Après le coup d’assommoir de l’Armistice et des Allemands à Paris , sur ce balcon il avait l’impression de se battre pour cette France Libre qu’un certain Général De Galle avait, depuis Londres, appelé à continuer le combat. C’était en écoutant, avec ses parents et ses frères les émissions en Français de la BBC Overseas qu’il l’avait appris. Bien sûr, il y avait des risques à rester sur le balcon. Ses parents l’avaient abondamment mis en garde contre les éclats d’obus( shrapnels) qui retombaient avec un bruit mat et qui pouvaient blesser mortellement… . Mais pour lui, cela ne pouvait arriver qu'au-dehors, dans la rue, pas sur le balcon… Jusqu’au soir où, tout excité par le « spectacle », il entend distinctement un sifflement très proche - d"instinct il s’accroupit - puis un choc sur le balcon, à environ un mètre de lui, suivi d’une douleur fulgurante au pied. Dans la lueur des salves, il distingue un bout de métal, torturé, presque incandescent : un « shrapnel » qui a explosé un coin du carrelage du balcon, un minuscule éclat de céramique étant fiché sous sa cheville droite… « Ouille !... Que ça fait mal !... » en claudiquant, dans le vacarme, il rentre discrètement dans l’appartement et file vers la cuisine où Mabrouka, la bonne, est recroquevillée dans un coin , protégée par un matelas. Mabrouka, c’est la solution à tous les problèmes qui ne doivent pas être connus des parents. Elle est aussi la consolatrice, la confidente… Elle se redresse et bondit vers Pierre : « Tu es blessé, Boutros ( Pierre en arabe) ?... Viens là mon petit, je vais te soigner !... » Avec des gestes précis, elle retire l’éclat, fait saigner la plaie, court chercher de l’alcool et du coton … « Mais ça va me faire mal !... » Dans ces cas extrèmes, Mabrouka a un remède infaillible : elle prend la main de Pierre et l’enfouit dans son corsage. C’est doux, soyeux, ferme et très agréable à caresser. L’effet est immédiat : il se laisse soigner et harassé par tant d’émotions, s’endort… Le lendemain matin, la cheville encore douloureuse, il retourne sur le balcon, enveloppe le shrapnel dans un chiffon et le met dans son cartable. Alice qui remarque tout : « Ce sparadrap sur la cheville, tu t’es blessé ?... » - « Oh ça ?... Ce n’est rien… A la récréation, hier, on a joué au ballon prisonnier dans la cour… Une pierre…» - « Au fait, où étais-tu cette nuit pendant l’alerte ?... Nous t’avons cherché et nous étions inquiets !... » - « Cette nuit ?... Ah oui,… j’étais aux toilettes puis je suis allé dans la cuisine avec Mabrouka. C’est elle qui m’a couché. » - « Tu sais, Pierre, ton père est formel. Nous devons tous être rassemblé dans le cagibi de l’entrée. C’est l’endroit le plus sûr de l’immeuble. Ne lui désobéis plus !... » - « Oui Maman, … mais je vais être en retard au Lycée… » Et le voilà qui part en courant, pour ne pas être en retard, mais surtout pour exhiber son premier shrapnel et le comparer aux autres : depuis le début des bombardements, entre les élèves du Lycée Français, se tient une bourse aux shrapnels à la récréation de 10 heures, derrière les eucalyptus qui surplombent la cour des filles. On y pratique l’évaluation, les échanges, ventes, achats et exposition des plus beaux spécimens, comme par exemple la fusée d’un obus anti-aérien. Des guetteurs sont postés par les grands, bon gré, mal gré, à des endroits stratégiques. De 1940 à fin 1942, ce système fut efficace, à deux ou trois exceptions près. Pierre est souvent de guet, jusqu’au jour où il a l’idée lumineuse d’emprunter le sifflet à roulette- que son père utilise en Défense Passive- pour prévenir ses camarades… Stupeur générale dans la cour !... Bien entendu, il est mis en retenue, mais le pire est d’avouer à son père que son sifflet est confisqué par le surveillant général… Plusieurs camarades furent blessés, l’un d’eux fut tué, pour avoir voulu récupérer la pièce rare qui leur aurait permis de plastronner le lendemain auprès des filles, perchées sur le mur qui sépare les cours. Dans ces sortes de défis, il y a toujours un spécialiste : Joseph. Deux fois par semaine, il arrive au lycée avec une musette pleine de shrapnels « de concours »… Youssef, avec qui Pierre sympathise, est furieux : « Le bâtard !... Il est boutonneux comme un caleçon long, il pue la chèvre et c’est lui qui gagne à chaque fois !... » Eh oui, celui qui ramène les plus beaux spécimens grimpe dans l’eucalyptus et se fait embrasser par l’une des filles ( tirée au sort entre elles) perchées sur le mur… Cela ne peut plus durer ! Les filles, en ambassade, demandent aux garçons de trouver un stratagème pour leur éviter la corvée d’embrasser Joseph qui, manifestement y prend goût… Et un matin , celui-ci arrive au lycée, l’œil gauche au beurre noir et la musette vide. Penaud, il confie : « Je me suis fait tabassé par surprise à la station Ibrahimieh, ils m’ont tout fauché !... »
Depuis ce jour, Joseph ne rapporte plus de shrapnels. Pierre aurait bien voulu en être de l"expédition punitive, mais à dix ans il est trop jeune. En revanche, Youssef y était et,selon les on-dit, le contenu de la musette n'a pas été perdu pour tout le monde, car le surlendemain, il arbore avec fierté ( et éclat) une superbe montre bracelet de l'armée britannique... Pressé de questions,Youssef finit par avouer , de façon lapidaire, que les "filles ont su remercier superbement "les garçons, laissant Pierre intrigué par cet énigmatique remerciement superbe... A la rentrée scolaire 1942, après la bataille d’El Alamein, il ne fut plus question de bourse aux shrapnels au lycée. Mais à la station de tram Mazarita, non loin de Chatby, s’installait pour longtemps le « Marché de guerre »...