C’est long un quatuor de Beethoven pour un adolescent de 14 ans… Dès le dernier accord, Pierre s’éclipse et se dirige vers le buffet ou, plutôt, vers la vasque remplie d’un cocktail de fruits exotiques ( c’est Iris, la fille de la maison, qui le lui a révélé ). En se retournant, il se trouve nez à nez avec Constantin accompagné d’une dame grande , blonde au sourire bienveillant. - « Maman, voici Pierre, mon camarade de Lycée… » - « … Alors c’est vous qui vous battez a mains nues et qui jouez du violon ?... Mon mari est violoniste aussi,…il apprécie beaucoup Monsieur votre père,… il faudra venir nous voir,… vous habitez Chatby je crois,… c’est tout prés !... Je suis contente que Constantin vous ait comme camarade,… vous savez , il m’a beaucoup parlé de vous… »
Surpris par le débit rapide de cette voix jeune, Pierre bredouille les civilités d’usage mais, déjà, madame mère est partie rejoindre un groupe d’amis. Constantin est là, immense et souriant . « Il m’agace à être si grand ce type,… les grecs, en général, ne sont pas si grands !... » N’y tenant plus : « Qu’as-tu raconté à ta mère ?... On se connaît depuis une semaine et tu parles de moi comme si on s’étaient connus au berceau ! » -« Mais non, j’ai simplement dit que tu t’étais battu vaillamment et que tu jouais du violon, c’est Mourad qui me l’a dit. »
« En plus, il se fiche de moi, … vaillamment, tu parles !... knockouté dés la première seconde !... »Pierre est furieux. Décidément, avec Constantin ça n’accroche pas. …Fort opportunément Iris, qui a assisté de loin à l’échange, vient prendre Pierre par le bras et l’entraîne vers le centre du patio . Elle lui demande, curieuse: « Que se passe-t-il avec Constantin ?... » -« Oh rien… sauf que je ne peux pas le piffer, ce type !... » - « Tu as tort, il est charmant…Je suis sûr que vous deviendrez amis… Demande lui donc ce qu’il veut faire plus tard,… » - « Mais je m’en fiche comme de ma première patinette ! » Iris insiste : « Demande lui quand même, tu verras, c’est surprenant … » Sur ce, elle l’embrasse sur la joue et va rejoindre un groupe d’invités après un « Tu me raconteras… »
Pierre est intrigué : Iris est une belle jeune fille de 15 ans, mondaine et déterminée. Certes, c’est une « pipelette », mais elle pétille d’intelligence et son talent est de savoir mettre en relation les affinités ou les contraires. En plus, c’est vraiment une amie.. . Sa curiosité de nouveau en éveil, il revient vers Constantin :« Surtout ne pas lui faire voir que je m’intéresse à lui !... » Après l’entracte, les invités ont regagné leurs places. Ne trouvant pas Constantin dans le patio, Pierre en profite pour aller s’asseoir sur la terrasse qui domine le parc illuminé . On est en 1946, le « black-out » est oublié
Les premières mesures du quatuor « La jeune fille et la mort », de Schubert, lui parviennent, légèrement assourdies, le cadre est splendide et le vent de mer s’est levé , dispensant sa fraîcheur bienfaisante,… bref, un de ces moments de sérénité qu’il a toujours appréciés, entre deux initiatives ou idées saugrenues…
« Je te cherchais… » Pierre se retourne : « Ah bon ?... Eh bien, prends un fauteuil et installe-toi ». Constantin s’assied et murmure « Qu’elle est belle cette musique, mais je préfère la musique hongroise,…tu comprends, je joue du cymbalum » - « Qu’est-ce que c’est ?... » -« Une sorte de xylophone mais avec les marteaux, on frappe sur des cordes… » - « Comme les Tziganes ? » - « Oui, à peu prés. » Ca y est, il se confie … Pierre , habilement, pose « la » question : « Plus tard, tu veux en faire ton métier ?... » - « Oh, que non !... Je veux être moine… »
La surprise est de taille ! Pierre n’en croit pas ses oreilles : « Moine ?... Vraiment moine dans un couvent ? » - « Pas tout à fait, moine dans un ermitage. »- « Explique… » - « Depuis tout jeune, je suis fasciné par les moines du Mont Athos… » - « … Ceux qui se ravitaillent à l’aide d’une corde ?...Mais où est-ce en Grèce ? » - « En Macédoine, au sud de Thessalonique, dans l’une des trois péninsules de la Chalcidique. Le Mont Athos est à plus de 2.000 mètres d’altitude… »
- « … Le monastère actuel date du XIIIème siècle,…c’est un haut lieu de la chrétienté orthodoxe. plus de mille moines en dépendaient avant-guerre dont certains répartis dans des ermitages creusés à même la paroi rocheuse. Ils sont coupés du monde et ils prient… » Pierre est troublé et sceptique à la fois: être sollicité par la vocation religieuse pendant sa préparation à la Première Communion ou dans l’exercice de son état d’enfant de chœur,… c’est compréhensible… D’autant qu’Alice, sa mère, ne verrait pas d’un mauvais œil que son garnement de fils se destine à la prêtrise…
Dans sa propre famille , elle compte plusieurs ecclésiastiques par génération … Sa propre tante, Monique, Supérieure d’un ordre hospitalier, qui tint tête à l’état-major Allemand pendant la Grande Guerre, à Nancy,… son cousin germain, prêtre, curé et héros de la Résistance, qui jeta les bases d’une imprimerie centrale des journaux paroissiaux, dès 1938,… c’est dire…Mais de là à vouloir être moine !..
Constantin n’a pas remarqué le trouble de Pierre, il continue : « … Tu comprends ces moines maîtrisent leur corps… » - « C’est pour cela que tu as appris à boxer ?... » - « Oui, entre autres disciplines, comme la gymnastique… Tu vois cette balustrade en pierre, eh bien, si je veux pouvoir être admis au Mont Athos un jour, il faut que je puisse faire le poirier au-dessus du vide, sans faiblir… » Et avant que Pierre puisse lui répondre quoi que ce soit, il s’élance vers la balustrade, y prend appui sur ses mains et s’élève pour s’immobiliser en un « poirier » impeccable au-dessus du parc, à dix mètres en contrebas !...
Cloué sur place, estomaqué le Pierre !...Mais admiratif ! Après de longues minutes, Constantin rompt sa position, met pieds à terre et revient s’asseoir A partir de ce moment, ils se parlent vraiment, se confiant à mi-voix et d’un air grave mille et une choses insignifiantes qui serviront de terreau à leur amitié naissante. Vers la fin de la soirée, la mère de Constantin l’appelle,… il prend congé,… ils promettent de se revoir très vite
Les voitures commencent à défiler devant le perron, les portières claquent, Iris et Pierre se disent au revoir : « Demain ? » - « Demain ! » Ils se connaissent depuis de longues années … Demain est un signe de reconnaissance et d’affection qu’ils n’ont pas envie de partager avec quiconque…Demain ?... Oui, demain sera un autre jour…