Billet de blog 27 décembre 2014

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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XXV - Filiation et amitié...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

L’exploit de Constantin sur la balustrade a marqué Pierre. Passé  l’enthousiasme du moment, il ressent comme un malaise : «  Ce type n’a pas conscience du danger …Avec Youssef et David, nous avons fait pas mal de choses à la limite, comme de se faire raser au plus prés par les voitures sur la Corniche , courir derrière les calèches pour s’asseoir sur l’essieu arrière ou encore parcourir à cloche pied les 10 mètres du parapet qui surplombe les brises lames,… mais faire le poirier au-dessus du vide !... Est-ce qu’il tient à la vie ?... Cela expliquerait cette forme de mélancolie souriante, égale d’humeur que Constantin affiche, naturellement… «  Il doit avoir un secret !... » .Il remet à plus tard la résolution de l’énigme, car il est convaincu qu’il y en a une. Pour l’heure, il vient de se faire un ami, c’est l’essentiel !

 Les jours qui suivent sont sereins . Pierre et Constantin parlent beaucoup ensemble… Le matin ils s’attendent au coin de la station des pompiers et rejoignent le Lycée de concert ; en fin d’après-midi ils se raccompagnent plusieurs fois l’un l’autre ( un nombre impair sinon ça porte malheur…). Mourad voudrait bien faire partie de cette complicité … Au début, il s’était exclamé ; «  Ca y est, le trio c’est reformé… Vive les Fils de Chatby !... » L’accueil avait été mitigé –«  Mais Constantin habite Camp de César … » - «  Eh bien, appelons-nous les Fils du Camp de Chatby ! »            Pierre est navré : « Ma parole, Mourad, tu as trop fumé le narghileh !... Tu n’aurais pas quelque chose de plus compliqué ? » Constantin, qui prend rarement la parole, donne son opinion : «  Fils du Camp, c’est quoi ?... Fils d’Abraham, ça avait de l’allure, mais Fils du Camp… » Mourad ne veut pas perdre la face.

 Après tout, c’est lui qui est allé chercher le Grec Constantin, c’est lui qui est à l’origine de tout !... Il insiste : «  Bon, je veux bien, … j’ai trouvé… nous sommes les Fils de César !... » La mine réjouie, il fait face à ses deux camarades…Un silence, puis Pierre  qui perçoit l’angoisse de Mourad ( sans en saisir la raison) lui demande : «  Et pourquoi veux-tu absolument nous affubler d’un nom ? Ne sommes-nous pas bien comme cela ?... D’ailleurs, si nous sommes effectivement les  Fils d’Abraham, nous ne sommes sûrement pas les enfants de César qui, à ma connaissance, n’a pas eu de fils. Il a eu un neveu Brutus ,… qui l’a assassiné !... Bel exemple de famille !... » - «Toi Boutros,  tu embrouilles tout !...De la vraie moulouhieah(1) !... » Ils en restèrent là mais Mourad accusa le coup. Il sentait bien que Constantin et Pierre n’avaient pas besoin de lui et cela le torturait : «  Evidemment qu’ils sont bien ensemble, ce sont deux roumis ( européens) !... Quelle ingratitude tout de même… Moi qui ai tout arrangé  pour que Boutros ne se fasse pas dynamité par l’autre gorille de Roberto,… c’est bien un Maltais celui-là !...C’est vraiment péché ce qu’ils viennent de faire vis à vis de moi,…. qui suis leur ami… »

«  Ami » est un mot magique après lequel Mourad a  couru depuis son enfance, dont personne au Lycée ( pas même Pierre) ne connait l’histoire : son père n’était pas Egyptien mais Maltais. Il abandonna sa mère alors qu’il avait huit ans ( d’où sa haine pour les Maltais …). Fatiha n’avait jamais travaillé auparavant. Elle était belle et les promesses de travail fusaient , sans lendemain. Un temps, elle retourna chez ses parents, à Tantah, dans le Delta du Nil. Mais une femme délaissée par son mari ( même pas répudiée) représentait un atteinte à l’honneur de sa propre famille… Comme elle a du caractère, un matin à l’aube, elle part, tenant Mourad par la main. La veille sa mère, sans un mot,  lui a glissé quelques billets dans son corsage en lui adressant un long regard de tendresse impuissante. Les mères sentent toujours, avant tout autre,  l’inéluctable…

 Après plusieurs jours de marche, elle arrive à Alexandrie et se rend au domicile de sa cousine, mariée à un postier. Celle-ci lui offre l’hospitalité à condition que Fatiha soit sa  domestique. Cette situation dure deux ans pendant lesquels  la cousine submerge Fatiha de travail, la paie chichement et lui fait subir toutes sortes d’humiliations. Mourad ne supporte plus de voir sa mère s’éreinter au travail et être traitée comme une esclave – «  Mon fils, ceci ne te regarde pas,… va à l’école, retiens bien ce que tes maîtres t’apprennent,… plus tard c’est toi qui fondera un foyer et qui recueillera ta vieille maman,…va étudier… » C’est un bon élève, vif et intelligent. Il a même appris le Français avec sa maîtresse principale . En fin d’année, celle-ci le propose pour une bourse afin qu’il puisse continuer ses études au Lycée Français de la Mission Laîque. Sa mère est fière de lui et comme les bonnes nouvelles se succèdent, Fatiha  a quitté non sans mal sa cousine ; elle travaille à présent chez un drapier.

 Mais Mourad n’a pas d’ami, il n’en a jamais eu d’ailleurs… Des copains de rencontre, des complices de chapardage, mais pas de camarade de jeu, personne à qui se confier. Sa mère ressent la solitude de son fils. La veille de son admission au Lycée, elle le prend sur ses genoux : «  Eh oui, tu es grand maintenant mais tu seras toujours mon petit garçon… » - « …Tu sais, tu vas rencontrer des camarades dont les familles sont riches… Tu n’as pas à avoir honte. Garde la tête haute,… tu es propre , tu es habillé correctement et tu travailles bien en classe. Je suis sûr que tu en dépasseras plus d’un… Et puis un jour, après la guerre, puisque tu parles Français, tu iras en France,… c’est le pays de la liberté. … Tu m’emmèneras et nous serons heureux. » Mourad a de la peine à retenir ses larmes…

 C’est tout cela qu’il ne peut pas dire à ces deux ingrats qui discutent dans la cour, sans même faire attention à lui !... Et pourtant… Pierre s’est retourné, a remarqué que Mourad avait les yeux rouges ; En quelques enjambées il est auprés de lui . L’air de rien, il propose : «  Tu sais, je viens de discuter avec Constantin… Elle n’est pas bête ton idée de nous donner un nom… Alors, cherchons en un ensemble, tous les trois. Et en attendant, disons nous que nous sommes Frères… De qui, on a tout le temps pour le trouver !... » Et le prenant par l’épaule, Pierre entraîne Mourad vers Constantin….


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