Mourad sent bien que dans l’amitié naissante entre Pierre et Constantin il n’a pas sa place. « Evidemment qu’ils sont bien ensemble !... Ce sont deux roumis( européens) ! » se dit-il… Tout au long de son enfance , dont ses camarades ne savent rien, il a couru après ce mot magique : « ami »… Mais, contrairement à ce qu’il ressent, il n’est pas tenu à l’écart et Pierre y veille…
On est au printemps 1946, en fin d’après-midi. Ils sont tous les trois dans les catacombes de Chatby assis sur des sarcophages. Pour Constantin et Mourad, c’est la première fois. Pierre lui n’y étais pas retourné depuis le départ de Youssef et la fin des « Fils préférés d’Abraham »…C’était leur lieu de réunion. Le matin même, en se rendant au Lycée, Pierre était silencieux lui d’habitude si loquace. Mourad osa : « Qu’as-tu Boutros ?... Rien à nous raconter ce matin ?… T’es malade ?... » Constantin l’interrompit , blagueur: « Laisse-le, tu vois bien qu’il veut nous dire quelque chose mais qu’il ne sait pas comment s’y prendre ! » « Lui, il est sacrément fort ! » pensa Pierre… Il se lança : « J’ai beau le retourner dans tous les sens, nous sommes trois…, alors pourquoi ne pas suivre l’idée de Mourad et nous donner un nom ?... » L’intéressé rosit de fierté, mais il se tint coi. « Que proposes-tu ? » demanda Constantin . - « Eh bien, que l’on se réunisse après le Lycée dans les catacombes… » Mourad ne put s’empêcher d’intervenir :« Mais c’est là que vous teniez vos réunions…» - « Là même,… les Fils d’Abraham, c’est de l’histoire ancienne… Pourquoi, ça vous gêne ? » Devant les dénégations ravies de ses camarades, Pierre conclut : « Bon, alors à ce soir !... » Puis il se tut jusqu’au Lycée.
Les catacombes de Chatby ont fait l’objet de campagnes de fouilles archéologiques dans les années 30 , puis en 1939, interrompues par la guerre : à trois mètres au dessous du sol, des sépultures ( uniquement des sarcophages répartis par salles, à ciel ouvert), remontant aux premiers siècles après JC, dont certaines chrétiennes, presque toutes pillées et laissées à l’abandon. C’est un de ces lieux interdits où se retrouvent les amoureux pressés de mieux se connaître, les petites bandes spécialisées dans les vols à l’étalage, les adeptes de la Lune et quelques « confréries » comme les Fils préférés d’Abraham. Les uns et les autres ne se gênent pas, occupant par accord tacite les lieux à des moments différents de la journée … et de la nuit. Le vague gardien posté à l’entrée, dans une guérite adossée à une haie de jasmin ,n’est pas très regardant : comme il prend son service à 8 heures et le quitte à 18 heures, quelques pièces de monnaie le rassurent, pendant la journée, sur le bien fondé des activités qu’il est censé interdire. Quant à la nuit…
Un temps, il fut envisagé en haut lieu de faire visiter ces catacombes. Mais il aurait fallu les entretenir et pendant ces années de guerre, les esprits et les priorités étaient ailleurs… Le gardien avait pris en amitié Pierre, surtout parce que ce dernier ne manquait pas de lui porter à chaque fois un pain chami ( pain arabe )bien garni de fouls médamès( fèves à l’égyptienne) et de tomates.
Pierre est arrivé en avance au rendez-vous pour ne pas que ses camarades voient son émotion…Ahmed, le gardien l’aperçoit quand il traverse la rue. Il le héle : « Boutros, mon ami, où étais-tu ?... Je te croyais mort !... Ca fait des siècles que je t’attends !.. » -« N’exagère pas Ahmed, ça fait à peine trois mois !... » - « Mais tu me manquais… » Pierre s’approche :- « Comment vas-tu ?... Et la famille ? » - « Bien, grâce à Dieu, Lui qui est si miséricordieux !... » -« Tiens, tu dois avoir faim à cette heure là,,… voici un pain garni comme tu les aimes… » Ahmed n’en finit pas de le remercier « Tu es bon pour moi et tu es honnête parce que toi tu m’apportes à manger… Ce n’est pas comme les autres qui me donnent quelques petites pièces de monnaie… » Là, il se met à pleurer «… que je suis obligé d’accepter parce que je suis pauvre et que j’ai une famille à nourrir… Je m’en veux !... Maudits soient –ils ! »
La diatribe terminée, l’œil redevenu subitement sec, il poursuit sur le ton de la confidence : « Alors comme ça, tu reviens… Tu t’es fait de nouveaux amis ?... » - « Oui et je me demandais si notre endroit était libre ? » Ahmed lève les bras au ciel : - « Mais bien sûr qu’il est libre !... J’ai interdit de l’utiliser et il est comme lorsque tu l’as quitté. » Pierre ne peut s’empêcher de sourire: il ne croit pas un mot de ce que le gardien lui raconte mais les apparences sont sauves… L’Orient, toujours l’Orient…
Après être descendu par une échelle (dont les barreaux sont à moitié pourris), être passé sous une arche et avoir emprunté un escabeau branlant , le voilà dans la « salle bleue », dénommée ainsi car, le long d’un muret, subsistent quelques centimètres carrés d’une mosaïque d’un bleu lapis-lazuli. Les sarcophages sont toujours là, les paquets de cigarettes vides et les canettes de gazouz ( limonade) aussi…. Ahmed a dû recevoir pas mal de piastres pour cette occupation intensive !... A peine a-t-il fini de nettoyer succinctement la place et de cacher les déchets derrière le muret, que Pierre accueille Constantin et Mourad. Ils sont graves, dame,… c’est un peu de la légende des Fils d’Abraham qu’ils vivent. Il les fait asseoir et déclare: « Nous sommes ici pour trouver un nom à notre association. Avez-vous une proposition à faire ? » Impressionnés par le lieu et le ton solennel, ni l’un ni l’autre ne répond.
Après un long silence, Constantin se jette à l’eau :- « Tu avais parlé de Frères,non ?... Alors pourquoi pas les Frères de la Côte ?... » Mourad éclate de rire : « Ca marchera jamais !... C’est le titre d’un film de pirates avec Errol Flynn. Il l’ont passé le mois dernier au cinéma Eden … » - « Alors quoi ?... » Mourad, encore lui, prend un air entendu : « Moi, j’ai bien une idée mais je ne veux pas me faire rabrouer comme la dernière fois… » - « Allez,… joue pas à la victime !… » font les autres, « … accouche !... » - « Bon, vous l’aurez voulu… Pourquoi pas Les Frères de la Corniche ?... » Un long silence, puis Mourad reprend : « Je savais bien que ça ne vous plairait pas… » -« Mais non, idiot,… » lance Pierre, « … ton idée est excellente !... Les filles du Lycée m’ont bien surnommé Capitaine Corsaire, les Frères de la Corniche, c’est épatant !... N’est-ce pas Constantin ?... »
- « C’est vrai, tu as eu une bonne idée Mourad…. » Celui-ci ne se sent plus, il est aux anges. C’est alors que quatre gamins d’une dizaine d’années surgissent et s’insurgent : « Qu’est-ce que vous faites chez nous ?... » - « Chez vous ? » s’exclament les trois compères…- « Oui, chez nous, on l’a payé assez cher à Ahmed ! » Constantin descend calmement du sarcophage où il était assis et de toute sa haute taille, il toise le chef de la bande qui lui arrive à la poitrine : « Dis donc, petit, sais-tu que tu te trouves dans un endroit historique, celui des Fils d’Abraham et maintenant le lieu de réunion des Frères de la Corniche ? Et tu oses dire que tu l’as acheté à Ahmed ?... » L’interpellé bredouille quelques mots, se retourne vers ses copains … Ils ne savent plus quoi faire… Mourad en profite : « Je vous conseille de déguerpir et d’éviter de nous déranger à l’avenir, sinon on va vous fiche la raclée !... » Puis , claquant dans ses mains : « Allez, caltez valetaille et plus vite que ça ! » Les intrus ne se le font pas dire deux fois et détalent à toute allure dans le labyrinthe des catacombes.
Les trois amis n’en peuvent plus de rire … Pierre, entre deux hoquets : « Je vais lui causer du pays à Ahmed, ce vieil escroc !... » Et Constantin : « « Ils ont eu une trouille bleue !... » - « C’est normal, dans la salle bleue ! » ajoute Mourad en se tapant sur les cuisses… Le fou rire reprend de plus belle… Sept heures du soir sonnent à l’horloge du Collège Saint Marc, il est temps de partir… Ils ramassent leurs cartables et sortent des catacombes en se donnant des grandes claques dans le dos. Les Fils d’Abraham ne sont plus, vive les Frères de la Corniche. Il va falloir qu’ils défendent leur territoire. Pour l’instant, il n’est que temps de rentrer… Alice, la mère de Pierre l’attend depuis une heure… « Qu’est-ce que je vais me faire assaisonner !... » pense –t-il en pressant le pas, « Mais ça valait le coup ! »