David parti en Palestine, Youssef à Gênes pour rejoindre l’Amérique, Pierre est le seul des « Fils préférés d’Abraham » qui soit resté à Alexandrie. A quatorze ans il est à nouveau assidu aux cours du Lycée Français de la Mission Laïque et, deux fois par semaine, aux leçons particulières de mathématiques au Collège Saint Marc des Frères des Ecoles Chrétiennes. Le Brevet est dans deux mois. Puis, il le sait depuis peu, ce sera le départ pour la France … Il lui faut se consacrer à ses études et ce n’est pas facile ; à présent, il est seul le matin pour aller au Lycée. La loi du silence sur le trajet, instaurée par les trois amis, n’a plus de sens. Le soir, pas de discussions passionnées, juste un bonsoir à Ali qui héberge de la famille dans la remise qui aurait du servir de studio pour le film qui ne s’est jamais fait. Une partie des éléments de décor, des éclairages et petits meubles qu’ils avaient quémandés, chapardés ou reçus pour servir dans le film, meublent la remise, l’autre partie est en vente à même le trottoir devant la boutique d’Ali. Pierre veut les oublier…Les récréations ne sont plus les moments forts de la journée . Il suffit qu’un camarade lui demande : « Allez, Pierre, fais nous les Fils préférés d’Abraham ! » ou « David et Youssef, ils t’ont raconté des craques !... Je les ai vus hier en ville !... » pour que cela le mette hors de lui et qu’il cherche querelle à l’imprudent… Altercations, petites bagarres, heures de colle, embuscades à la sortie du Lycée par les « Tigres d’Ibrahimieh »(1) ,…ils ont toujours été jaloux , d’abord des « Chatby’s Lions », puis des « Fils d’Abraham »,… alors ils en profitent. Quelques pommettes enflammées, des genoux couronnés, chemises et bermudas déchirés , c’est le tribu à payer quand on a fait partie d’un groupe estimé et redouté … Oui, Pierre se sent vraiment seul mais il accepte toujours le combat. Et puis, on est en Orient, les adversaires, le temps d’une trêve, s’échangent des morceaux de « libbhan » cette gomme à mâcher qui a goût d’encens… La difficulté vient des mères qui ne comprennent ni l’importance de ces « combats d’honneur », ni la nécessité de récupérer, midi et soir, un fils couvert d’horions et dont les habits sont déchirés. « Si tu reviens demain dans cet état, je vais voir ton proviseur !... » - « Tu ne peux pas faire ça, maman !... Enfin, j’ai quatorze ans !.. » La mère de Pierre n’en croit pas ses oreilles : « Et pourquoi donc, Monsieur qui a quatorze ans ?... » -« Parce que je ne peux pas laisser insulter mes amis, c’est une question d’honneur !... Alice regarde son fils : « Comme il a grandi ces derniers temps !... » pense-t-elle avec attendrissement,… mais très vite elle se ressaisit : « D’honneur me dis-tu ?...Tes amis sont loin à présent et c’est tant mieux parce qu’ils avaient une mauvaise influence sur toi. Ton père et moi pensions qu’eux partis, tu ne fréquenterais plus les petits voyous dans la rue … Et voilà que ça recommence !... Quatorze ans ou pas, ta question d’honneur est de réussir au Brevet en juin et de préparer tes affaires pour partir en France . J’ajoute que je ne suis ni une infirmière, ni une couturière au service exclusif d’un petit bagarreur !... Me suis-je bien fait comprendre, question honneur ? » Inutile d’insister… Pierre sait que sa mère ne peut comprendre la terrible et valeureuse mission qui est la sienne : défendre l’honneur des Fils préférés d’Abraham, même au prix de sa propre vie ! ( à quatorze ans, c’est toujours au prix de sa vie que l’on défend ,… plus tard, on devient plus circonspect ou prudent…) Et c’est ainsi que le lendemain, il décide de provoquer le chef des Tigres d’Ibrahimieh en combat singulier, pour en finir une fois pour toutes avec ces petites bagarres biquotidiennes. Pierre ne manque pas de camarades au sein du Lycée, mais ces derniers ne sont pas assez courageux pour le défendre physiquement. Curieusement, ce sont les filles qui à présent asticotent les garçons en les traitant de lâches , de trouillards : nostalgie du temps où le beau David et l’entreprenant Youssef leur faisaient chavirer le cœur ?... Peut-être, mais la méthode a du bon, car plusieurs garçons proposent « spontanément » à Pierre de l’assister. Une trêve est donc décidée entre les partis adverses, pour la journée, afin de mettre au point les conditions et le déroulement du combat. Il se tiendra après-demain, à la sortie des classes, dans le terrain vague derrière le Lycée, à l’abri d’une haie de jasmin : « Tu supportes l’odeur du jasmin ? » demande Mourad à Pierre qui acquiesce . « Alors, il faut que tu arrives à le bloquer contre la haie assez longtemps… Parce que Roberto est Maltais ,… le jasmin, ils connaissent peu là-bas et je sais par Euterpe, tu sais la grande qui a les yeux d’Hollywood, qu’il ne le supporte pas… Quelques minutes et il va être aussi vaillant qu’un loukhoum dans un hammam, parole !... » Ils éclatent de rire, …c’est surtout pour se donner du courage ,… le Roberto, c’est un coriace ! Toute la journée, les petits papiers passent de mains en mains, de classes en classes. Aux récréations deux groupes se forment, ralliés par des émissaires qui vont de l’un à l’autre. En ces sortes d’affaires, il ne serait pas convenable que les adversaires traitent directement,… les références en la matière sont Soliman le magnifique, les Trois Mousquetaires et le Comte de Monte Christo,… il n’est pas question de déchoir… Après, bien sûr, pour rendre hommage au vaincu, mais surtout pas avant ! Le point d’achoppement reste « qui est l’offensé ? », ce qui avait provoqué de fréquents emprunts à la bibliothèque du Lycée pour vérifier dans les textes de référence les arguments avancés par l’un ou l’autre parti. Mademoiselle Chloé la bibliothécaire, gracile jeune fille prolongée, était toute excitée par l’intérêt subit des élèves pour sa chère bibliothèque. Au surveillant général qui voulait réduire le nombre d’heures d’ouverture et la charger de cours, elle avait supplié de n’en rien faire : « Je suis persuadée que les élèves vont comprendre l’immense privilège d’avoir à leur portée le savoir universel !... » « J’avais raison, … il ne faut jamais désespérer de l’Homme … » se dit-elle , en enregistrant en une journée les emprunts d’un trimestre. Chère Mademoiselle Chloé… Il fut décidé qu’il n’y aurait pas d’offensé puisqu’il ne pouvait y avoir de choix des armes, le combat devant être, obligatoirement, à mains nues. Les références historiques s’échappèrent du 19 ème siècle pour s’installer en plein combat Carpentier-Dempsey aux Etats-Unis. Les partisans de Roberto voulurent installer un ring mais les tenants de Pierre furent intraitables : « Pas question d’avoir d’autre limite que la haie de jasmin ! » affirma Mourad avec autorité. C’est le deuxième soir que Pierre revient à la maison sans égratignures ni vêtements déchirés. Sa mère est ravie mais elle ne le montre pas encore,… dans une semaine, si cela continue, elle ne manquera pas d’exprimer sa satisfaction à son fils,… aujourd’hui, c’est trop tôt. Pierre , lui, a des préoccupations d’une toute autre importance : d’abord le combat du lendemain ( il est prêt à mourir ) mais surtout, la réaction prévisible de sa mère quand il va rentrer le soir et dans quel état ?... Avant le dîner, il s’éclipse par la porte de service, descend quatre à quatre les escaliers et court jusqu’aux catacombes de Chatby, là où ils se réunissaient pour prendre les grandes décisions et partager le pain… Juste à droite de l’entrée pousse une haie de jasmin ,… le vent de mer est léger, l’endroit embaume… Pierre s’assied sur un fragment de socle et cueille une de ces fleurs délicates dont le parfum lui est si familier, … douceur tragique, sensualité et présence féminine ,… Il est chez lui ici… Il parle à ses amis, leur dit qu’il va se battre pour eux et souhaite, si par malheur il était vaincu, donc mort, reposer ici dans les catacombes. Ce sont ses dernières volontés. Il les écrit sur un bout de papier qu’il coince dans une anfractuosité d’un sarcophage. Puis il revient pour dîner. En chemin, une pensée l’obsède : « Demain soir, après le combat , Maman va me pulvériser ! Mourir au combat, s’il le faut, pourquoi pas ?,… Mais affronter Maman quand tu lui as désobéi, c’est pire !... »
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