Billet de blog 29 août 2010

Pierre RATERRON (avatar)

Pierre RATERRON

Artite plasticien multi-medias, Novelliste ,Chroniqueur

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VIII - Les Fils préférés d'Abraham...

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Ils sont trois copains de lycée, Youssef, David et Pierre. Tous les matins, samedi et dimanche exceptés, ils s’attendent au coin de l’immeuble ORECO, sur la Corniche, à Chatby. Youssef vient de l’est, des appartements qui donnent sur les petites rues ombragées du quartier « Camp de César » . C’est là que César aurait établi sa tente de commandement pendant le siège d’Alexandrie et … celui de Cléopâtre. Pierre, lui, vient de l’ouest, des immeubles italiens à terrasses et balcons embalustrés. Quant à David, il les attend, assis sur une borne d’incendie. Il n’a eu qu’à descendre les escaliers depuis le 3ème étage de l’immeuble ORECO.

Après s’être mutuellement salués, ils remontent en silence l’avenue qui part du Casino de la Corniche, longent les grilles du Collège Saint Marc et rejoignent la ligne de tramway à la station Chatby. Le Lycée Français de la Mission Laïque est juste derrière, au sommet de la côte.

De temps en temps, l’un deux shoote avec plus ou moins d’adresse dans un paquet de cigarettes vide, une boite de conserve ou un simple caillou. Les autres approuvent ou désapprouvent la qualité du geste technique et son efficacité par des hochements de tête, mais restent silencieux.

C’est David qui, un matin, en a eu l’idée : « Vous ne trouvez pas que tout le monde parle trop ?... Nous, on devrait rester silencieux,… pas tout le temps bien sûr, mais le matin , sur le trajet du Lycée…» - « Dis donc, qu’est-ce que cette histoire là ?... » remarque vivement Youssef, « Tu veux plus nous parler parce que tu te crois supérieur, Môssieur le scientifique ?... »

Il faut préciser que David , seize ans, a toujours été attiré par les sciences physiques et naturelles, dont il poursuit l’étude assidue jusque dans la comparaison de son anatomie avec certaines de ses camarades filles… Ce qui, bien entendu, provoque un certain sentiment de jalousie chez Youssef, de deux ans son cadet, et une envie brûlante de découverte chez Pierre qui entame sa douzième année.

« Mais que vas-tu imaginer là Youssef ?...Regarde- moi bien dans les yeux !… Comment peux-tu imaginer une chose pareille, moi qui vous aime comme mes frères ?... » Le visage de David est pathétique. Toute l’injustice, pire, toute l’ingratitude du monde s’est abattue sur sa silhouette élancée, qui en devient frêle… Pierre a toujours admiré cette facilité de David et Youssef, à jouer la sincérité peinée…Du grand art !...

- « C’est tout le contraire de ce que tu crois !... Nous sommes supérieurs aux autres… Toi, Youssef, tu veux être un grand cinéaste, moi je veux devenir un grand chercheur… » - « Aouah ! » l’interrompt Youssef, « mais pour l’instant, tu cherches plutôt la fille !… » Pierre et lui éclatent de rire mais David n’en a cure, continuant de plus belle : « Et toi, Pierre, tu veux être plus tard un grand… Au fait, tu veux devenir un grand quoi ?... » Pierre , tout à la jubilation de cette scène , est pris au dépourvu. Il rougit et bafouille : « Un grand, un grand, … un grand homme !... »

Youssef s’approche de Pierre, lui soulève le menton et, dubitatif, s’adresse à David : « Il rougit notre petit roumi et il veut devenir un grand homme, rien que ça… Qu’en penses-tu ?... » - « Fiche lui la paix !... Il a le temps de savoir ce qu’il voudra faire plus tard et puis, bon, devenir un grand homme c’est un bon début… »

Après un long silence ponctué par quelques interjections de Youssef, David reprend de plus belle : « Rester silencieux sur le trajet du Lycée sera un exercice de maîtrise de soi qui économisera notre énergie… Cela nous obligera à inventer d’autres moyens pour communiquer entre nous…. Alors, c’est d’accord ?... » - « On peut essayer » répondent-ils et depuis, sur le trajet du matin, c’est le silence….

Ce jour là pourtant, Pierre a accusé le coup : Youssef l’a appelé Roumi, le Romain ou l’Européen en arabe… L’espace d’un instant, il s’est senti à l’écart comme un étranger et bien qu’il ait toujours craint de le rester aux yeux de ses camarades, il se prenait à croire qu’ils étaient frères dans leurs relations et dans leurs jeux pour la seule raison qu’ils étaient tous trois nés en Egypte….

Youssef est musulman, David est juif et Pierre chrétien, plus précisément catholique. Les deux premiers sont Egyptiens alors que Pierre est Français. C’est quand même un « roumi », un européen ,dont ses camarades acceptent la présence plus par convenance et hospitalité orientale que par amitié…La sagesse serait de jouer le jeu avec courtoisie et de ne pas en être dupe. Mais que sait-on de la sagesse à 12 ans, sur la Corniche d’Alexandrie ?...

A première vue, on pourrait croire que leurs religions prennent de l’importance dans leur relation. En fait, il n’en est rien : la provenance, oui, mais pas la religion .Car un garçon qui vit dans les avenues ombragées du Camp de César ne se comporte pas tout à fait comme celui qui habite le front de mer à Chatby ou celui qui vient de la ville, elle-même, que ce soit de Sainte Catherine ou du Mex…

A l’inverse, ce qui n'est pas le moindre des paradoxes, afin de sceller leur appartenance au même clan, ils s’interpellent mutuellement d’un tonitruant « Fils d’Abraham… » qui exprime leur fierté d’appartenir aux trois grandes religions révélées…Et puis, par cette adresse, chacun à l’impression de ramener les deux autres au sein de son propre troupeau. Nous sommes en Orient où le symbole du pasteur et de ses brebis est fort, surtout quand il exprime un comportement, une apparence, non une réalité….

Et les apparences, Youssef, David et Pierre ( qui apprend vite) savent en jouer avec talent, passant de la joie la plus débridée à la haine la plus démonstrative , en paroles bien sûr, avec force gestes et imprécations,… pour la galerie d’amateurs ravis qui les entourent dans la cour du Lycée Français de la Mission Laïque.

Non, les vraies liesses, les vrais ressentiments, ils se les réservent, sans témoin. C’est moins spectaculaire mais beaucoup plus intense. Et quand il y a querelle, elle dure ce que durent les fâcheries d’adolescents, une nuit, deux jours, dans les cas graves une semaine, en somme une éternité....

Toutefois, une fin d’après-midi de janvier 1944, de retour du lycée et avant de se séparer au pied de l’immeuble ORECO, Youssef lance son « Salut Fils d’Abraham » puis il ajoute : « Mais rappelez-vous que c’est moi le fils préféré d’Abraham !... » Les autres sont d’abord abasourdis, mais très vite ils réagissent avec violence : « Non c’est moi, Abraham est juif, je suis juif !... » hurle David, « C’est donc moi le fils préféré d’Abraham !... » Pierre , de sa voix pointue, n’est pas en reste : « Abraham est aussi notre père à nous chrétiens !... » Bref, ils se quittent avant d’en venir aux mains, fâchés à mort…Et le lendemain matin, ils se retrouvent, comme à leur habitude, au coin de l’immeuble ORECO…

Ali, le portier du lycée est un Hadj, saint homme qui a fait le pèlerinage de La Mecque. Il les connaît bien le Youssef, le David et le Boutros ( Pierre en arabe). Dans sa sagesse, il a coutume de dire à ceux ou celles qui s’étonnent du comportement parfois étrange de ces trois adolescents : « Ces trois là, ils peuvent se haïr un temps, oui, mais au fond ils sont incapables de vivre séparés. Ils ne peuvent que s’entendre , un jour… le jour où ils admettront qu’ils sont tous les trois les Fils préférés d’ Abraham… Inch’Allah,… Que ce jour soit proche, …Si Allah le Miséricordieux le veut…

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