Le chuchotis d'un feuillage agité par la brise les émeut. Certains suivent des yeux un vol d'hirondelles, le long ruban des oies aux ailes planantes ; délaissant la ramure, ils vont se rouler dans l'herbe grasse. D'autres, se glissant près des étals, s'enivrent au marché du fumet des rôtis tout chauds ; le ventre creux, un goût de terre en bouche. D'autres encore, assis au coin des rues, caressent un rêve, longuement, comme un fer qu'on aiguise.
Tombées de la lune, ces natures contemplatives, promptes au désespoir autant qu'à l'extase, tu prétends les reconnaître parmi la foule, à leur démarche un peu rigide, le tronc légèrement basculé vers l'avant, les mains ballantes ; au regard qui fixe son objet, au nez large, au visage blême, au sourire étirant les lèvres. Attifés d'habits de fortune, chaussés de sandales ruinées, ils vont souvent pieds nus. Leur faim se satisfait d'un fruit pris à l'arbre quand, sur leur chemin, il y a un arbre et un fruit. La rosée, une source fraîche, étanchent leur soif. Sous la feuillée des bords de route, la prairie accueille leur lassitude. Nous les appelons étrangers, ou bien nous disons : ces gens-là. Quand ils se trimballent en bande, nous dérivons vers l'autre trottoir, instinctivement.
Debout, les jambes légèrement écartées. Un pied, les épaules, appuyés contre le mur. Avachis sur les quelques bancs qu'on a laissé. Allongés dans la poussière, la tête posée sur une pierre, les bras en croix ou croisés sur la poitrine. Mâchouillant la tige empoisonnée d'un pissenlit, ou fumant ensemble, se passant un mégot de lèvres en lèvres ; riant et s'invectivant sur le même ton, ils laissent le temps fuir. La passante est la plus belle, le passant un ami. Ils sifflent leur intérêt, mais nous pressons le pas. La violence de leur liberté nous effraie. Ces gens-là, toi seul leur donnes ce nom : les Sélènes.
Autour d'eux, nous nous activons. Notre course effrénée butte parfois sur les Sélènes. De leurs yeux clairs, ils nous fixent, béats et, pareils aux chiens qui nous aiment, hochent la tête. Le labeur ne leur courbe pas l'échine mais leurs ongles sont noirs comme leurs dents. Ils sourient. Nous haussons les épaules et filons sans un mot : des clochards... Les Sélènes, tu les inventes ? tu te moques de moi ? Tu soupires doucement : mais, non.
Leur peau luit de reflets argentés car ils viennent de la lune, dis-tu, pointant l'astre du doigt. Tombés de la lune en haute mer, nés de la mer une nuit de pleine lune. Pétris par l'écume comme le caillou luisant. Crachés sur la grève un matin de septembre où l'océan se nettoie. Mousse baveuse, verdâtre, qui peu à peu durcit. Tache informe, toujours humide, se divisant. Êtres à la chevelure de lichen endormis sur le sable. Éveillés par l'orage, les Sélènes se frottent les paupières. Leur cosmologie me sidère, je ne veux pas croire à l'histoire que tu racontes : leur conception sélénite. Ces gens-là sortent du ventre de leur mère engrossée par leur père, comme toi et moi. Tu dis que leurs yeux ne sont pas faits comme les nôtres ; ce sont deux météores qui brillent dans le crépuscule.
A l'argile, à l'ocre, à la craie, les Sélènes parent leur maigreur d'emblèmes mystérieux. Les nuits obscures où l'astre se cache, ils exposent leur corps peint à la pluie, s'emplissent les yeux, les narines, la bouche d'eau du ciel. C'est la semence de la lune, dis-tu malgré mon rire. Puis un sommeil de plomb les abat sur la dune. Ils se gonflent de mort ou donnent la vie.
Le futur, le passé, échappent à leur grammaire. L'extension du présent annule hier et demain, fond le temps en un éternel aujourd'hui. Féminin et masculin n'ont pas de sens pour eux. Cinquante-cinq mots désignent les nuages, une seule syllabe la pluie. Leur langue ne connaît ni pardon, ni promesse, ni condamnation. L'envie, la frustration, la rancune les ignorent. Les Sélènes portent une âme blanche. Ils ne disent pas merci.
Ils écoutent le silence, l'infime tremblement de l'air au moment où la voix se tait.