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Billet de blog 14 mars 2015

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Cette faille entre les autres et elle-même s'était ouverte comme éclate la peau d'un fruit trop mûr. Le monde avait eu jusqu'alors une certaine unité, un lissé de surface qui l'englobait aussi malgré les tensions intermittentes, la gêne insinuant dans sa manière de sourire, de participer à la conversation, de donner le change, une distance infime, tangible pourtant, qui l'isolait derrière le voile d'une gaze diaphane mais indéchirable. Au moins se savait-elle ici et maintenant, partageant le même espace que ses contemporains dont elle ne comprenait pas ce qui les faisait courir sans cesse comme s'ils voulaient devancer le temps. Elle croyait savoir qu'en tendant la main, au lieu de se recroqueviller sur son siège les bras croisés, serrés contre le ventre, elle sentirait au bout de ses doigts la laine moelleuse d'un manteau, le grain d'un cuir, la tiédeur d'une nuque courbée sur un livre. Elle évitait le contact avec les voyageurs du métro. La matérialité de ces corps trimbalés dans le wagon étroit, la répugnait. Les humeurs et leurs odeurs que les mortels, dégoûtés des relents de leur propre chair, dissimulaient sous des parfums synthétiques, l'empêchaient d'être tout à fait un élément parmi la foule. Elle fermait les yeux, et par-dessus le roulement irrégulier de la rame, écoutait la polyphonie des voix et des rires. Elle percevait distinctement chacun des mots prononcés, quelque soit la langue et l'éloignement des bouches qui proféraient des paroles dont elle ne cherchait pas la signification. Le métro s'arrêtait ; elle se levait d'un bond puis se glissait dans le flux qui se répandait sur le quai par les portes ouvertes. Une épaule heurtait quelquefois la sienne : elle s'excusait d'un pardon automatique.

Ce matin, alors que le métro charriait son lot d'employés en imperméable et de clochards endormis, elle ne s'était pas précipitée sur la place vacante; une belle occasion, ce siège dans le sens de la marche et près de la fenêtre ! Elle était restée debout, le dos plaqué contre la vitre du wagon, assurant son équilibre avec difficulté. Rien ne la surprit : ni le morne silence des voyageurs matinaux, ni leur fascination pour l'écran de leur téléphone qui éclairait leur front d'une lueur blanche, ni les perturbations du trafic annoncées par d'inaudibles voix dans des hauts parleurs invisibles.

Mais d'un coup, elle tourna la tête, et vacilla. Ses jambes ne la soutenaient plus : elle le reconnut, il était là. Comment ne l'avait-elle pas vu entrer? Il avait relevé le col de son tweed, qui lui mangeait la moitié des joues. Les doigts fins, serrés autour de la barre nickelée : la main gauche, l'alliance. Quelques cheveux blancs déjà, au-dessus de l'oreille. Et le parfum de marque, toujours le même. Elle eut froid ; elle tremblait de tout son corps moite d'une sueur glacée qui suintait de sa peau à grosses gouttes. Il lui tournait le dos mais il était si proche qu'elle aurait pu l'atteindre en dépliant seulement la main. Elle frissonna : la pulpe de ses doigts n'avait pas oublié le toucher souple et chaud du tweed qu'elle avait effleuré en le repoussant. Elle se réfugia derrière une grosse dame montée dans la rame sans quitter des yeux son magazine. Elle avait honte. Elle avait peur qu'il ne se retourne ou la découvre dans un reflet sur la vitre, là, à sa portée, comme il l'avait trouvée, seule, près de la machine à café ce soir d'automne où tout avait basculé. Elle s'en voulait de le trouver beau, encore. Elle s'en voulait. Si elle avait pris le siège libre qu'occupait à présent ce jeune black, elle ne l'aurait pas remarqué, elle aurait pu continuer à vivre. Le passé se serait tenu à la place qu'elle s'efforçait de lui assigner : enfermé dans la boîte étanche des mauvais épisodes de sa vie, qu'elle voulait définitivement enterrer. Une douleur aiguë lui tordit le ventre. Peut-être était-il là, chaque jour. Il prenait peut-être tous les jours le même métro et se tenait derrière elle, inaperçu, chaque jour ; elle avait ignoré sa présence, repliée sur elle-même et sur le siège où elle s'asseyait toujours. L'air lui manquait. Sa station approchait; elle allait devoir descendre, se faufiler entre les voyageurs et passer devant lui, le frôler. Elle savait qu'elle ne pourrait pas bouger. Que son son corps refuserait le moindre mouvement que lui ordonnait son cerveau, comme il l'avait tétanisée, le dos collé au métal froid de la machine à café quand le collègue séduisant et sympa avait soudain, sans un mot, plaqué sa main gauche sur son sein droit. Elle s'en voulait de lui avoir souri, d'avoir bavardé avec lui en riant de ses blagues, d'être restée un peu plus tard tandis qu'il terminait un dossier urgent, de lui avoir proposé de l'aider. Il l'avait mal comprise. C'était sa faute. Il avait plaqué sa main gauche sur son sein droit, le regard complice, comme si c'était ce qu'elle avait désiré, elle! Mais qu'avait-elle voulu? Elle était restée immobile. Il avait glissé l'autre main entre ses jambes, caressé son sexe par-dessus le coton du pantalon. Alors elle l'avait repoussé, doucement d'abord puis de plus en plus fort jusqu'à ce qu'il s'arrête, frustré, furieux, et se mette à l'insulter. Était-elle vraiment une allumeuse ? se demandait-elle. Une saloperie d'allumeuse, avait-il dit d'un ton haineux. Il avait répété l'insulte à voix basse, entre ses dents, pendant des mois, à chaque fois qu'il la croisait au bureau, au réfectoire, ou quand il s'asseyait près d'elle à la table de réunion. Dans l'ascenseur, sur le parking : allumeuse ! Jusqu'à ce qu'elle démissionne. Puis elle avait décidé d'oublier. Après tout, il ne lui avait rien fait de grave, il y avait bien pire souffrance que ce qu'elle avait vécu et dont elle s'attribuait une part de responsabilité. Elle aurait dû s'en tenir à la politesse aimable et garder ses distances. Qu'est-ce qu'il lui avait pris ? Elle se répétait qu'il fallait tourner la page, oublier, oublier. Ses nouveaux collègues la trouvaient froide et lointaine ou bien surexcitée selon les jours. Mais elle avait réussi, se persuadait-elle, à recoller les fragments épars de son univers, à retrouver sa place dans le monde, plus la même bien sûr mais une place malgré tout : elle se pensait cicatrisée.

Le train ralentit puis stoppa dans un long cri. L'homme lâcha la barre et rajusta le col de sa veste. Avant de quitter le wagon, il s'écarta pour laisser passer un autre voyageur et, dans son mouvement, se tourna vers elle. Il la fixa, pas plus d'une seconde, avec un regard sans expression. Elle sentit la force de sa main sur son sein, elle entendit précisément le mot sortir de sa bouche aux lèvres qui ne bougeaient pas : allumeuse. Pourtant, il lui sembla qu'il ne l'avait pas reconnue. Les portes se refermèrent, la rame glissa le long du quai : il marchait, le dos un peu voûté, la tête penchée vers le sol. Il disparut. Elle se laissa tomber sur un strapontin, le corps plié, le cœur battant, le visage pâle comme d'une noyée. Elle regarda ses mains longuement, les veines bleues, serpentines, sous la peau transparente. Puis, par la fenêtre, elle vit deux parallèles argentées luire dans le tunnel : les rails sur lesquels, dans un grondement de tonnerre, une rame fila en sens inverse.

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