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Billet de blog 23 novembre 2014

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J'existe ! Mais oui, quelle idée ! Je l'affirme : j'existe ! Je vois la forme de mon corps se refléter sur les miroirs, vitres et vitrines, sur les pares-brise et les rétroviseurs. Je jette un œil inquiet sur toutes les surfaces polies de la ville qui me renvoient l'image de moi-même, lancée dans les rues, au milieu de la foule. Cette jeune fille mince, aux yeux en amande, aux longs cheveux noirs : c'est moi. Mais il y a les gens, des anonymes tout autour qui cachent mon reflet en passant devant moi. Je voudrais ne pas les voir glisser à ma place, sur le verre glacé des vitrines. J'existe dans la cohue du samedi, où je ne suis qu'un atome, ni plus ni moins qu'un autre. Un individu parmi des millions, des milliards. Pourtant je suis unique et j'existe ! Quelle idée que celle du néant. Si je meurs à l'instant, écrasée par une bagnole, ma mère sera triste, mon père aussi et mes sœurs pleureront peut-être. Mon chien reniflera l'odeur de mon corps vivant sur mon lit, jusqu'à ce que maman lave la couette. Mais ça ne changera rien au flot de la foule qui s'écoule, sans jamais s'interrompre, comme née et nourrie d'elle-même. Ça n'arrêtera pas le cours de la vie des gens qui marchent à côté de moi, me croisent sans un regard. Le néant : la tentation me saisit souvent au bord du quai du RER, quand la rame arrive à toute vitesse. Fascinée, je regarde les rails luire au fond de la fosse, le ballast plein de poussière. Vertige. Je recule à la dernière seconde ; je sens le souffle du train sur mon visage. J'existe puisque, en un instant, je peux supprimer ma vie de ma propre volonté. Ou pas. Une femme me bouscule : cette baleine ne m'a pas vue ! Inutile de gueuler, elle a des écouteurs plaqués sur les oreilles ! J'ai envie de la cogner, de la griffer, de la réduire en miettes ! Je me joue la scène dans ma tête : voilà ! L'obèse mal élevée n'existe plus, je l'ai annulée, je l'ai rendue à son inexistence de paquet de graisse et je me sens plus calme. Je vivrais beaucoup mieux si certaines personnes n'existaient pas. La prof d'anglais. Qu'est-ce qu'elle a contre moi ? Qu'est-ce que je lui ai fait ? Je lève la main pour participer, elle ne m'interroge pas : elle fait semblant de ne pas me voir. Quand par hasard elle me laisse parler, elle fait humm... et passe à autre chose ! Après, elle s'étonne que je mette le bazar dans sa classe ! J'ai le droit d'exister autant que les autres élèves ; c'est pas parce qu'on est trente que je ne compte pas ! Elle aussi, je voudrais la tuer, et j'ai commis beaucoup de meurtres comme ça, dans ma tête. Il y a plein de choses dans ma tête : je suis intelligente, malgré ce qu'ils disent au collège, malgré les copines qui me traitent de folle. Ils ne comprennent rien. Je m'approche d'un miroir géant collé sur le mur du centre commercial. Je me recoiffe, j'avance une jambe, je fais la bouche en canard. Un mec passe en courant et me fait presque tomber ! C'est le frère d'une pote : il ne m'a pas reconnue ! Je gueule : je suis là ! J'existe, merde ! Il ne se retourne pas, ce connard ! Il le regrettera. Parce que moi, je peux devenir une célébrité ! Je peux leur clouer leur sale bec à tous en devenant une star ! Toutes les stars ont été des filles comme moi d'abord. Il suffit de se faire remarquer, d'être repérée au casting. J'imagine le jury ému, stupéfait. Justin se lèverait, viendrait m'embrasser comme si on était les meilleurs amis depuis toujours. Justin me dirait qu'une voix comme la mienne avec un si beau physique, c'est rare, c'est un trésor ! Ils en crèveront de jalousie quand ils verront les photos de moi sur Closer, en Amérique, en train de m'éclater avec Justin et toutes les autres stars dans les meilleures boites de New York !  Ils écouteront ma musique à fond dans leur chambre pourrie qu'ils n'auront pas quittée. Moi, je serai loin. J'existerai loin d'eux, de leur vie de merde, des rues crades du quartier, des engueulades. Moi, je les oublierai et eux ils m'admireront ou me détesteront, c'est la même. Je m'arrête devant une boutique de fringues que j'aime bien. Dans la vitrine, les mannequins squelettiques ne sourient pour personne. Je me vois entre deux femmes de plastique blanc aux curieuses mains compliquées. J'existe, très nettement dessinée sur la vitre, malgré les spots aveuglants, les couleurs clinquantes du centre commercial et la foule encore, tout autour. Un reflet mince de moi-même, translucide, évanescent. Si je bouge un peu sur la gauche, la lumière dévore une partie de mon buste, mon épaule, la moitié du visage. Je me regarde de plus près. Je suis énorme : de profil, mes fesses font une grosse bosse pas belle. Pourtant, je n'ai presque rien mangé aujourd'hui. C'est encore trop. J'ai des boutons sur la tronche, une horreur ! Je sais que je ne deviendrai jamais personne. Ils ont raison, je n'ai aucun talent. Je suis comme tout le monde, pire que les autres même, et je voudrais disparaître. Devenir transparente, impalpable tel un reflet qui glisse sur une vitrine. Est-ce qu'on peut exister seulement en tant que reflet ? Je sors de ma poche mon téléphone portable. Je photographie de face ce reflet fragile de mon corps sur la vitrine de la boutique de fringues. Mais je cache mon visage derrière l'appareil. Je n'ai pas envie qu'ils voient mes boutons et les cernes sous mes yeux. J'envoie la photo de mon reflet sans tête à mes cent trois followers, sur Snapchat. Je veux leur dire que je suis ici, maintenant. Je veux leur crier que j'existe. Pendant les cinq secondes durant lesquelles ils pourront voir ma photo sur leurs écrans, avant qu'elle ne s'efface. Cinq secondes. C'est tout.

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