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Billet de blog 29 janvier 2015

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Un festin cru

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Awa, affamée, fureta longuement autour de la supérette qu'elle connaissait bien, guettant le gérant qui faisait sortir les grandes bennes vers cinq heures, se dissimulant sans que jamais il ne fût dupe de son manège. La jeune fille s'empara d'un cageot abandonné, qui lui servirait de marchepied pour se hisser jusqu'aux trésors à peine périmés, entassés dans les poubelles. En attendant, elle posa ses fesses sur une bouteroue, écoutant distraitement les corneilles dont les sifflements éperdus s'aiguisaient dans la chaleur. L'air vibrant dégageait une tension extraordinaire. Awa remarqua l'absence inhabituelle des autres mendiants, qui se réunissaient en famille à l'angle de la rue, prêts à se précipiter sur les bennes pour s'approprier les meilleurs déchets. Elle scruta le ciel, les longues traînées jaunâtres qui tenaient lieu de nuages depuis que la canicule s'était abattue sur la ville, et n'aperçut aucun oiseau. Les sifflements, pourtant, s'amplifiaient. Ce n'était donc pas les corneilles assoiffées qui sifflaient cette sinistre plainte. Awa ferma les yeux pour emplir son âme de ce chant d'angoisse, qui se précisait. Non, elle n'entendait pas le cri d'animaux apeurés, mais le grand fracas humain des besoins inassouvis, le tumulte d'une foule poussée par la faim, invisible encore, mais qui, irrésistiblement, approchait. Awa pressentait l'irruption d'une force grandiose, un déferlement qui briserait tout sur son passage. Le sol, déjà, tremblait sous le pas des ventres-creux.

Le gérant de la supérette, cheveux taillés net sur la nuque, chemisette à carreaux, qui travaillait de l'aube à la nuit tombée, imposait une discipline de fer à ses employés comme aux mendiants que, magnanime, il laissait se nourrir du gâchis de son commerce, apostrophant chacun d'un tutoiement de maître. Il sortit sur le seuil de son magasin, les poings sur les hanches, le front plissé, l'oreille tendue, à l'écoute de l'étrange sifflement qui, d'abord rumeur lointaine, s'amplifiait. Son instinct de marchant ne lui annonçait rien de bon. Il se tourna vers le vigile, l'interrogea du regard. File! lança le Noir, avisant Awa, qui ne bougea pas, le regard fixe, les yeux plissés, scrutant le débouché des rues.

Soudain, les deux hommes blêmirent. Ils étaient là : plus seulement les familles échevelées de Roms, plus seulement les épaves solitaires à barbe blanche, le dos courbé, tirant derrière eux des sacs crasseux, plus seulement les jeunes gens sans abri, sans parents, paumés dans la tragédie d'une existence sans pitié, mais la foule de tous ces miséreux mêlés, un flux ininterrompu de sang et de chair inassouvis, emportant sur son chemin de colère et de réjouissances des passants à peine mieux lotis, qui débordait maintenant de toutes les rues donnant sur le carrefour.

Le vigile effaça d'un coup un sourire au mille dents blanches tandis que le gérant se tenait immobile, paralysé, devant la vague fatale qui allait le submerger et dévaster sa boutique. Il ne songea pas à faire baisser le rideau de fer. Les deux hommes n'auraient pas assez de muscles pour contenir la foule des affamés. Ils étaient là, sifflant et chantant, une pierre dans chaque main, un couteau dans chaque poche, envahissaient le carrefour tel un fleuve furieux, les femmes en tête, les cheveux au vent, portant leurs enfants dans leurs bras ou les charriant, entassés au creux des poussettes grinçantes ; les hommes derrière, un foulard noué sous leurs yeux fiévreux, forts malgré la faim. Il y eut un face à face : la multitude muette suspendant son avancée, marquant le pas avant la fureur. Le gérant et le vigile fixaient la foule sans comprendre tout à fait, se taisant tandis que les rares clients de la supérette prenaient la fuite, emportant sans payer leurs paniers débordant de provisions. Silence et puis le cri bref d'une enfant. Le vigile leva lentement l'avant-bras, colla à son oreille un petit téléphone et déclencha le grand défoulement. La horde se rua dans le magasin. Le gérant hurla au pillage, au vol avec violence, à la razzia, menaça de terribles représailles. Les caissières à la peau brune, le front orné d'un point pourpre, se réfugièrent en couinant dans la réserve. Elles laissaient, sous leurs regards apeurés, percer de brefs sourires.

Ce fut un festin cru. Les enfants accroupis déchirèrent la viande à coups de dents, un sang noir leur coula sur le menton. Les mères ouvrirent les bouteilles de lait, que les petits lapèrent entre deux bouchées de carne. On tira des bocaux descellés, les pâtés miraculeux qu'une vieille en chantant étala sur du pain. Les hommes firent sauter les bouchons, on se lança les bouteilles par dessus les caisses : les goulots passèrent de bouche en bouche dans une orgie de rire. De plus grands allumèrent un feu de cartons et d'alcool sur lequel ils firent fondre de la guimauve et péter du pop-corn. Une guitare apparut, on tapa dans les mains. Un femme rousse écartelait des poulets à la peau livide, distribuant à la ronde des lambeaux de chair blanche et glacée. Un vieil édenté envahi de maigreur avalait des saumons entiers et l'on entendit craquer les têtes des poissons entre ses gencives nues. Des hommes jeunes, des couteaux luisants serrés sous leur ceinture, caressaient sous leurs jupes des femmes hilares, les doigts dégoulinant de miel qu'elles léchaient d'un air de chatte, la tête au frais dans les salades. D'habiles jongleurs firent tourner les boites de conserve dont le métal argenté reflétait la lumière blanche des néons. Ils se donnèrent la main : une farandole joyeuse défila entre les rayons ravagés, toujours chantant et riant au nez de la misère pour une fois vaincue, les ventres enfin remplis, les corps repus, les têtes ivres d'avoir repris ce qui leur appartenait et que depuis trop longtemps on leur volait.

Awa, mêlée par hasard à la meute, emportée dans le flot gai et hargneux des faméliques, avait d'abord pris follement part au pillage, arrachant des morceaux de viande avec ses ongles aiguisés, croquant des mottes de beurre frais, lapant à même le sol dans une mare de bière. Mais les sirènes des voitures de police, que, saouls de colère et de désir, les autres ne pouvaient plus entendre, lui firent dresser la tête. Esquivant les coups qui s'échangeaient pour une flasque de rhum ou de mauvais parfum, contournant les ruades du gérant en furie, que trois hommes avaient bâillonné et ficelé à un pilier du magasin, enjambant le corps du vigile qui pissait le sang sur le carrelage, évitant le feu qui prenait dans une armoire électrique, elle glissa parmi la fumée asphyxiante et les victuailles vomies de leurs emballages, courut hors du saccage, surgit dans la rue, dans la lumière clignotante des gyrophares, courba le dos sous le hululement des sirènes et le fracas des flics caparaçonnés, qui brandissaient leurs matraques. Longeant les murs, plus imperceptible qu'une ombre à la tombée du soir, elle se terra, tremblante, dans la solitude de sa chambre et n'en voulait plus sortir.

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