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Palestine

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Billet de blog 9 février 2016

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CONSIDÉRATIONS ACTUELLES SUR LA QUESTION PALESTINIENNE COMME QUESTION JUIVE

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         AF-FILIATION ABRAHAMIQUE

Le discours actuel sur la question palestinienne comme question juive se caractérise en grande partie sur la tension qui existe entre le rapprochement des Sémites suivant Massignon  et Derrida, par filiation et affiliation de l'abrahamique comme position chrétienne ou sioniste projetée sur l' "islam", et leur séparation par l'altérisation et la conception lévinassienne  la justice.

Le problème posé par l'actuel déploiement de l'abrahamique est cependant qu'il (dé)place la religion, le messianisme eschatologique et finalement la théorie, envers et contre la politique, ou à ses dépens.

              AUSCULTER LE  RECOURS 

Je veux ici considérer une dernière fois le recours à l'abrahamique selon ses propres termes,

Supposons que les penseurs qui y recourent dans le contexte de la question palestinienne aient pour visée un geste œucuménique d'intégration des religions au Moyen-Orient sous le vaste parapluie du commun abrahamique, dans l'espoir d'offrir un thème d'unité au beau milieu d'un conflit où la religion tend à recouvrir les aspects politiques.

       DÉPOLITISATION DISTRACTIVE 

Laissons momentanément de côté ce geste de dépolitisation du passé qui consiste à nous distraire du présent colonial où réside le "conflit"et où il s'effectue, et à éviter toute la questio de la justice pour les Palestiniens.

          ABRAHAMISME OSCILLATOIRE

Les geste abrahamique semble bien chanceler sur ses propres termes, et non seulement du fait de cet effet de dépolitisation.

Car quand bien même ces appels intégrateurs et œucuménisants à l'unité entre les "religions" n'auraient pas but de détourner l'attention des aspects politiques du conflit, de telles invites ne peuvent être réellement significatives qu'à condition que l'unité présupposée et les éléments intégrateurs présumés soient syncrétiques, autrement dit si les unités et les intégrations entre les religions en conflit font partie de la vie vécue de la pratique quotidienne, du rituel, de la fête, de la coutume et de la communauté.

Dans un tel scénario, recourir à des facteurs d'intégration pourrait avoir pour effet de démontrer que le conflit entre ces "religions" fait partie d'un montage fallacieux et manipulateur.

Or dans le recours à l'abrahamique, c'est le contraire qui est vrai.

      TENACE CONTINUITÉ COLONIALE

La réalité vécue du passé et du présent colonial est la profonde, continuelle et quotidienne brutalisation d'un peuple par un autre.

Dans le cas de Juifs israéliens et des Palestiniens, il n'y a eu et il n'y a aucune communauté de vie hors de la conquête de la terre par les colons juifs  européens, pas plus qu'il n'y avait de communauté de vie entre Blancs et Noirs sud-africains pendant l'apartheid.

Pour ce qui est des Juifs arabes quels que soient les souvenirs qui perdurent d'une communauté de vie entre voisins juifs, musulmans et chrétiens arabes dans les pays arabes d'où proviennent les Juifs arabes, ces souvenirs se distinguent et contrastent avec la relation de conquête que les Juifs arabes entretiennent, tout comme leurs homologues européens (mutatis mutandis), avec les Palestiniens.

            VAPOREUX ABRAHAMISME

Le recours à l'abrahamique ne correspond donc pas à une réalité vécue mais à quelque chose de purement abstrait, scripturaire, normatif. (1)

      MODÈLE D'ABRAHAMIQUE VÉCU

Je tiens à rappeler ici que l'abrahamique a bien une existence politique propre dans l'histoire et la géographie palestiniennes, une existence politique qui s'exprime en particulier dans le nom d'une importante ville palestinienne, Al-Khalil, qui est la ville d'Abraham, l' "ami de Dieu" ("Khalilu Allâh").

                 LES KHALILITES 

Les Palestiniens d'Al-Khalil, appelés Khalilites, subissent certaines des pires forme du colonialisme au cœur  de leur ville et dans leur sanctuaire abrahamique, où il est dit qu'Abraham fut enseveli.

           GOMMAGE ONOMASTIQUE 

Le nom abrahamique est effacé, en anglais comme dans  les autres européennes qui s'obstinent à employer le nom juif mort de leur ville, "Hébron" et non le nom vivant qui l'identifie depuis mille cinq ents ans, Al-Khalil.

        MASSACRE DE GOLDSTEIN

Quand, en 1994, Baruch Goldstein, un colon venu de Brooklyn, massacra vingt-neuf habitants de la ville dans la mosquée abrahamique, Derrida y prêta attention et en parla dans le cadre de sa discussion sur les "guerres de religions", et "la guerre ouverte pour l'appropriation de Jérusalem".

Derrida présenta le massacre comme un exemple de telles guerres :

"Hier, (oui, hier, vraiment, il y a quelques jours à peine) ce fut le massacre d'Hébron ou Tombeau des Patriarches, lieu commun et tranchée symbolique des religions dites abrahamiques." (2)

         (DÉ)NOMMÉ  DERRIDÉEN 

L'insistance de Derrida à utiliser le nom mort d'Al-Khalil, à recourir à la termimologie coloniale juive pour nommer Le sanctuaire abrahamique ("Tombeau des Patriarches"), à renvoyer ce massacre à une guerre religieuse et non coloniale et à inscrire tout cela dans le contexte abrahamique révèle le potentiel explicatif de l'abrahamique en même temps que ce qu'il peut et ne peut pas inclure.

             DÉNI DU NOM ORIGINEL

Pour un philosophe aussi investi que Derrida dans la question du nom propre, refus de donner leurs noms propres abrahamiques à la géographie et aux lieux saints, c'est s'exposer à un reproche similaire qu'il a lui-même adressé à Massignon.

       SOUS LES COLONS DE BROOKLYN

Palestiniens abrahamiques, les Khalilites emblématisent la bifurcation dont parlait Saïd, ayant à vivre sous la terreur de colons armés venus de Brooklyn vivre par eux.

      BIFURCATION ABRAHAMIQUE

La ville abrahamique de Palestine est aujourd'hui effectivement habitée par quatre cents Sémites qui suivent la voie de l'orientalisme et par 180000 Sémites forcés de suivre la voie de l'oriental.

Le sémitisme continue à définir leurs vies précisément à cause de cette bifurcation et du glissement que subit le terme chaque fois qu'il  est prononcé.

Mais en dépit de la persistance de la question palestinienne, Derrida était peu soucieux de la survie du peuple palestinien, plus concerné par "l'interminable question juive" suivant ses termes : il s'inquétait encore en 1995 de la disparition du peuple juif.

            OUBLI SITUATIONNEL

Il était oublieux du contexte qui avait vu les Juifs vivre comme Sémites orientaux en Europe et que les voyaient vivre comme Sémites orientalistes au Moyen-Orient.

Il affirmait sans hésiter que l'Europe et le Moyen-Orient sont des endroits "dans lesquels le "peuple juif" a déjà eu tant de mal à survivre et à témoigner de sa foi". (3)

En mars 2000, se rendant en Égypte pour une série de conférences, Derrida évoqua une nouvelle fois sa constante opposition à l'occupation israélienne de la Cisjordanie et de Gaza (mais pas de l'ensemble de la Palestine) tout en répétant sa persistante inquiétude pour les juifs : "Je ne suis pas non plus du côté des tendances antijuives", déclara-t-il, reliant im(ex?)plicitement la résistance palestinienne contre la violence raciste juive israéliennes à des "tendances antijuives", et faisant ainsi équivaloir  l'occupation israélienne antipalestinienne avec ce qu'il appelle (improprement) "tendances antijuives" dans la résustance palestinienne à Israël. (4)

Si grand qu'en fut son désir, les balancements et les oscillations de l'abrahamique dans l'œuvre de Derrida ne peuvent, à l'évidence, fzire grand chose pour aplanir le terrain entre Sémites orientaux et Sémites orientalistes.

C'est ici que les origines orientales de l'abrahamique se manifestent le plus clairement, si appliqué soit-il à s'inventer une ascendance islamique. 

                DÉPLOIEMENT NIVELAIRE 

Le déploiement de l'abrahamique  s'avère en fin de compte un geste libéral cherchant à faire équivaloir le puissant et l'impuissant, l'orientaliste aryen, le Sémite qui a suivi la voie de l'orientaliste et celui qui fut force de suivre la voie de l'oriental.

C'est en éliminant toute hiérarchie et en s'engageant dans la voie du nivelage entre les trois groupes que l'abrahamique se révèle un terme de dépolitisation.

ESCHATOLOGISATION DU COLONIAL

Derrida est explicite là-dessus :"Trois autres eschatologies messianiques, nous dit-il, y mobilisent [au Moyen-Orient] toutes les forces du monde et tout l'''ordre mondial" dans la guerre sans merci qu'elles se livrent, directement ou indirecrèment [...]". (5)

            NOTION ANTI-HISTORIQUE

L'abrahamique est en fait une notion anti-historique qui cherche à nous ramener au discours du XIXième siècle et du début du XXième sur le sémitisme, en oblitérant la bifurcation sioniste.

        RIEN QUE L'ANTISÉMITISME

Comme ceux qui prétendent qu'il n'y a rien d'autre à prendre en compte, à propos d'Israël, que l'antisémitisme, Derrida déclare, dans le contexte de l'empressement des puissances européennes à avouer leurs péchés coloniaux et génocidaires :

" Cette mondialisation de l'aveu n'est donc pas pensable, dans son lever inaugural, sans ce qui arriva aux Juifs d'Europe, en ce siècle, pas plus que n'en est séparable la reconnaissance internationale de l'État d'Israël, légitimation que j'interprèterais aussi comme un des premiers moments de cet aveu et de cette mauvaise conscience mondiale." (6)

 Cette manière de rendre compte du soutien international à Israël comme motivé par par la culpabilité fait bon marché de toute l'historiographie qui a démontré sans aucun doute possible que le soutien international (c'est-à-dire chrétien) à la création de l'État d'Israël a été la conséquence de raisons géopolitiques qui n'impliquent aucun sentiment de culpabilité pour l'holocauste, quel qu'il soit.

De fait, les pays occidentaux (chrétiens) qui votèrent la partition de la Palestine le 29 novembre 1947 avaient voté contre ou s'étaient abstenus de voter une résolution de l'ONU (proposée par les Etats arabes) les appelant, peu de temps avant, à accueillir les réfugiés juifs de l'holocauste. (7 

                                    •

      PALESTINIENS QUINTESSENCIÉS

Aujourd'hui, en tant qu'Arabes et musulmans, les Palestiniens sont devenus la quintessence du Sémite.

               CIBLAGE DÉPLACÉ

En oubliant sémitisme, orientalisme et sionisme, en nous pressant de nous rappeler que l'antisémitisme, l'abrahamique sert à nouveau l'affirmation selon laquelle le Sémite a à faire face à l'antisémitisme, et non au sémitisme. 

     L'INTRICATION DE LA QUESTION 

Que l'aryanisme et le sémitisme ne puissent exister que comme éléments du même discours de suprématie raciale européenne, ce que l'abrahamique oublie à ses propres risques et périls, voilà qui démontre que les questions juive et palestinnienne n'ont jamais été distinctes des questions aryennes et sémitique.

             LA LEÇON DE SAÏD 

C'est pourquoi la leçon que Saïd voulait transmettre à la mémoire palestinienne est simple : pour oublier le sémitisme, pour oublier les Sémites, il nous faut toujours nous en souvenir. 

                                 •

Notes :

(1): Je remercie Akeel Bilgrami pour avoir discuté avec moi sur ce point.

(2): Derrida, "Foi et savoir: les deux sources de la "religion"aux limites de la simple raison" (1996), in, Foi et savoir, suivi de Le Siêcle et le Pardon, entretien avec Michel Wieviorka, Seuil, 2000, page 13.

(3): Ibid.

(4): Al-Hayat, 01/03/2000, page 16.

(5): Derrida, Spectres de Marx, op. cit. pp. 100-101.

(6): Derrida "Avouer - L'impossible", op. cit. page 202.

(7): Cf. Evyatar Friesel, " The Holocaust and the Birth of Israel", Wiener Library Bulletin, volume XXXII, numéro 49/50

et Joseph Massad, "Palestinians and Jewish History : Recognition or Submission ?"

                                  •

La persistance de la question palestinienne, Joseph A. Massad, La Fabrique, 2009.

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